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CONTES D'ITALIE
OUVRAGES DE MAXIME GORKI
(Traduits par Serge Persky)
Dans la Steppe (Nouvelles) ....
Caïn et Arteme (Nouvelles) . . .
Wania (Nouvelles)
En prison (Nouvelles)
La Mère (Roman)
Hôtes d'Eté (Drame).
Esclaves (Nouvelles)
Une confession (Roman)
L'Espion (Roman)
Dans lb Peuple (Nouvelles) ....
Une tragique Enpance (Roman)
vol,
OUVRAGES DE SERGE PERSKY
Poésies (épuisé) 4 vol .
Tolstoï et Ibsen i —
Tolstoï intime (avec 1 portrait) 1 —
Les Maîtres du roman russe contemporain (avec
8 portraits) 1 —
Ouvrage couronné par l Académie Française .
A PARAÎTRE PROCHAINEMENT :
Fédor Dostoievsky. Sa vie, son œuvre 1 —
La Russie d'aujourd'hui 1 —
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS.
MAXIME GORKI
Contes
d'Italie
Il n'y a pas de contes plus
beaux que eeux que la vie
elle-même a composés.
(Andersen^
TRADUITS DIAPRES LB MANUSCRIT
PAR
SERGE PERSKY
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE PAYOT ET O
46, RUE SÀINT-ÀNDRÉ-DES-ÀRTS, 46
// a été tiré de cet ouvrage
QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
numérotés a la presse.
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
COPYRIGHT, 1914, BT PAYOT BT C' -
AVANT-PROPOS
Maxime Gorki s'était surtout fait con-
naître jusqu'ici comme V incomparable évo-
cateur de la steppe, de la vie des vagabonds
et de cette trouble époque que fut la révo-
lution russe.
Après quelques années passées à Capri,
il nous donne aujourd'hui des pages uni-
quement inspirées de cette terre italienne
où le proscrit .a trouvé un asile et V écrivain
le repos.
Les Contes d'Italie portent comme épi-
graphe ces mots d'Andersen : « II n'y a pas
de contes plus beaux que ceux que la vie
elle-même a composés. »
Pénétré de cette pensée, Gorki nous
apporte le fruit d'observations prises sur le
vif, de confidences notées au jour le jour,
de colloques entendus, voire de légendes
antiques évoquées par un événement quel-
383210
AVANT-PROPOS
conque et qui, sous sa plume vigoureuse,
revivent avec autant de puissance que d'ori-
ginalité.
Les qualités qui ont consacré la réputa-
tion universelle de Maxime Gorki se re-
trouvent dans ces notations directes, volon-
tairement simples et que n y alourdit aucune
trame banale ou compliquée.
Parfois, — dans quelques-uns de ces
contes, — transparaissent les tendances fon-
damentales du romancier, son amour de la
justice et de la liberté, son inébranlable foi
en une régénération sociale. Mais ces pages
sont, pour ainsi dire, noyées dans V ensemble
du livre, qui est avant tout un poème du
soleil, de la lumière et de la couleur.
Et c'est ainsi que V artiste ajoute à une
œuvre, aussi variée que forte, des fresques
inattendues où rayonnent dans la transpa-
rente atmosphère du pays latin, la beauté
de la mer et la gloire des jardins en fleurs.
S. P.
CONTES D'ITALIE
^■kaMa
UNE GRÈVE A NAPLES
Les employés des tramways de Naples
s'étaient mis en grève ; sur toute la lon-
gueur de la Riviera Ghiaïa s'étendait une
chaîne de wagons vides. Les conducteurs et
les wattmen, Napolitains bruyants et gais,
remuants comme du vif-argent, s'étaient
rassemblés sur la place de la Victoire.
Au-dessus de leurs têtes, dépassant la grille
du jardin public, un jet d'eau mince comme
une lame d'épée étincelle au soleil. Les gré-
vistes sont entourés d'une inquiétante foule
de gens hostiles que leurs affaires appellent
dans toutes les directions de l'immense cité ; et
tous ces employés de magasins, ces artisans,
CONTES d' ITALIE
ces petits commerçants, ces couturières,
blâment les grévistes et élèvent la voix avec
colère. Des propos malveillants circulent,
mêlés à des railleries mordantes; des mains
s'agitent sans cesse, car les gestes des Napo-
litains sont aussi éloquents et expressifs que
leurs paroles intarissables.
De la mer arrive une brise légère et les
palmiers géants du jardin public balancent
doucement les éventails de leurs branches
vert foncé ; leurs troncs ressemblent étran-
gement à de grosses pattes d'éléphants mons^
trueux, et paraissent taillés dans de la pierre.
Des gamins, — les enfants presque nus des
rues napolitaines, — sautillent, tels des moi-
neaux, et remplissent l'air de leurs cris aigus
et de leurs sonores éclats de rire.
La ville, semblable à une vieille gravure,
est généreusement inondée d'un ardent soleil ;
elle chante ainsi qu'un orgue. Les flots
bleus du golfe frappent en cadence les pierres
du quai, accompagnant les grondements et
les cris de la foule, comme des roulements
de tambour.
»*
UNE GRÈVE A NAPLES 9
Les grévistes se serrent les uns contre les
autres d'un air sombre ; ils ne répondent
presque pas aux exclamations exaspérées
des assistants. Juchés sur la grille du jardin
public, ils examinent avec inquiétude la rue
au delà des têtes. Ils font penser à une
bande de loups cernée par une meute. Il est
évident pour tous que ces gens aux vête-
ments identiques sont fortement unis par une
décision inébranlable et qu'ils ne céderont
pas ; cette sensation irrite encore plus la
foule, mais il se trouve aussi des philosophes
parmi elle : ceux-ci se mettent tranquillement
à fumer et exhortent au calme les adversaires
trop fougueux de la grève.
— Ah ! signor. Que faire, si on n'a pas de
quoi acheter des macaronis à ses enfants?
Par deux, par trois, en petits groupes,
les agents de la police municipale aux uni-
formes élégants veillent à ce que la foule ne
gêne pas la circulation des fiacres. Ils sont
strictement neutres et regardent avec la
même tranquillité les grévistes et les protes-
tataires ; avec bonhomie, ils apaisent en plai-
10 CONTES D ITALIE
santant les uns et les autres quand les gestes
et les cris prennent un caractère trop violent.
Au cas où une collision sérieuse se produi-
rait, il y a dans la rue étroite, le long des
murailles des maisons, un détachement de
carabiniers armés de petits fusils légers.
C'est un groupe assez sinistre de gens coiffés
de tricornes, vêtus de manteaux courts et
de pantalons dont les bandes rouges font
penser à deux ruisselets de sang.
Les invectives mutuelles, les railleries, les
reproches, les exhortations, tout se tait
brusquement; au-dessus de la foule passe un
souffle nouveau comme conciliateur ; les gré-
vistes prennent un air encore plus sombre ;
en même temps, ils se serrent en une masse
plus compacte. Dans la foule, des exclama-
tions retentissent :
— Les soldats !
On entend un coup de sifflet ironique et
joyeux à l'adresse des grévistes ; des cris de
bienvenue s'élèvent et un gros homme vêtu
d'un costume d'été clair, coiffé d'un panama,
se met à sautiller, en frappant du pied
UNE GRÈVE A NAPLES il
les pavés de la chaussée. Les conducteurs et
les wattmen se frayent lentement un pas-
sage dans la foule et se dirigent vers les
tramways ; quelques-uns montent sur les
plates-formes. Ils sont encore plus sombres
et répondent avec rudesse aux exclamations
de la foule. Le silence se fait. En traversant
la masse humaine, ils ont divisé son épais-
seur hostile en fragments, en groupes dis-
tincts, auxquels ils ont communiqué, semble-
t-il, un état d'âme différent, moins bruyant,
mais plus humain.
Du quai Santa-Lucia arrivent, d'un pas
léger et dansant, de petits soldats couleur
grisaille qui frappent le sol en cadence et
balancent leur bras gauche d'un geste
machinal et monotone. On les dirait en fer-
blanc et fragiles comme des jouets automa-
tiques. Ils sont commandés par un élégant et
bel officier aux sourcils froncés, à la bouche
' tordue en une grimace de dédain. À côté de
lui court un homme grand et corpulent
coiffé d'un haut-de-forme, qui parle sans dis-
continuer tout en fendant l'air de gestes
innombrables.
12 contes d'Italie
La foule s'est écartée des wagons, le long
desquels les soldats s'égrènent maintenant
comme des perles grises. Ils s'arrêtent près
des plates-formes sur lesquelles se trouvent
les grévistes.
L'homme en haut-de-forme, — ainsi que
les personnages cossus qui l'entourent, —
gesticule avec frénésie et crie :
— Pour la dernière fois... Ultima volta!
Entendez-vous ?
Visiblement ennuyé, la tête baissée, l'offi-
cier effilait sa moustache. L'homme en haut-
de-forme accourut à ses côtés, agita très haut
son couvre-chef et cria on ne sait quoi d*une
voix rauque. L'officier lui jeta un coup
d'œil oblique, se redressa, bomba la poitrine,
et des paroles de commandement sonores
retentirent.
Alors les soldats s'élancèrent sur les plates-
formes, tandis que les conducteurs et les
wattmen en descendaient.
La foule trouva la chose amusante ; des
cris, des rires, des coups de sifflet éclatèrent
pour mourir aussitôt. Silencieux, les traits
UNE GRÈVE A NÀPLES 13
> 1 1 ii ■ ■■ i i i ■ ii ■ ■ »
tirés et un peu blêmes, les yeux écarquillés
de surprise, les badauds s'écartèrent lour-
dement des derniers wagons pour se diriger
vers le premier.
A deux pas de celui-ci, en travers de la
voie, était étendu un wattman à tête blanche;
il avait enlevé sa casquette et était couché
sur le dos; sur son visage martial, les mous-
taches se hérissaient d'un air menaçant vers
le ciel. Un petit jeune homme vif comme un
singe se jeta également sur le sol à côté de
lui ; un nombre toujours plus grand de gré-
vistes les imitèrent sans se hâter...
La foule gronde avec un bruit sourd, des
voix craintives implorent la Madone, les uns
jurent avec colère, les femmes gémissent
ou piaillent ; pareils à des balles de caout-
chouc, les gamins, stupéfaits du spectacle,
rebondissent partout.
L'homme en haut-de-forme hurle d'une
voix sanglotante. L'officier le regarde et
hausse les épaules. Il doit remplacer les gré-
vistes par des soldats, mais il n'a pas reçu
l'ordre d'attaquer.
14 GONTBft D'iTALIE
Alors, Thomme en haut-de-forme, entouré
de gens déférents, se jette du côté des cara-
biniers ; ceux-ci s'ébranlent, approchent, se
penchent sur les employés couchés sur les
rails et s'efforcent de les relever.
Un remue-ménage, une lutte commence,
mais soudain la foule grise et poussiéreuse
des spectateurs s'ébranle, pousse un hurle-
ment, et se précipite sur les rails. L'homme
en panama a arraché son chapeau de sa tête,
l'a lancé en l'air et s'est couché le premier
à terre à côté d'un gréviste ; il lui tape sur
l'épaule et lui crie des encouragements dans
la figure.
Puis, après lui, des gens bruyants et gais,
des gens qui n'étaient pas là deux minutes
auparavant s'étendirent à leur tour sur les
rails, comme si on leur eût fauché les pieds.
Ils se jetaient à terre, se faisaient des
grimaces en riant, saluaient ironiquement
l'officier qui secouait ses gants sous le nez
de l'homme en haut-de-forme, lui parlait en
souriant et en hochant sa belle tête.
Et les gens continuaient à se coucher sur
i
y
UNE GRÈVE A NAPLES 15
la voie. Les femmes y déposaient leurs
paniers et leurs paquets ; les enfants s'y
asseyaient tout pelotonnés sur eux-mêmes
comme des chiens transis de froid ; des gens
bien vêtus se roulaient et se salissaient dans
la poussière.
Sur la plate-forme du premier wagon,
cinq soldats régardaient le monceau de corps
entassés sous les roues et riaient, en vacil-
lant sur leurs jambes, et en rejetant la tête
en arrière. Ils ne ressemblaient plus à des
jouets automatiques. . .
...Une demi-heure se passa. Les wagons
parcouraient maintenant, en grinçant, toutes
les rues de Naples. Debout sur les plates-
formes, les grévistes vainqueurs souriaient
gaîment, ou faisaient le tour du tramway en
demandant poliment aux voyageurs :
— Vos billets, s'il vous plaît!
Et, leur tendant les bouts de papier jaune
ou rouge, les gens clignaient de l'œil, sou-
riaient ou grommelaient avec bonhomie.
A GÊNES
A Gênes, sur la petite place située devant
la gare, une foule nombreuse s'est rassem-
blée ; l'élément ouvrier prédomine, mais on
y voit aussi nombre de gens vêtus d'une
manière cossue et qu'on sent bien nourris.
En avant de la foule se trouvent les membres
de la municipalité; au-dessus de leurs
têtes se balance le lourd drapeau de la ville,
artistement brodé de soie et, à côté de lui,
flottent les étendards multicolores des orga-
nisations ouvrières. L'or des pompons, des
franges, des cordons, des lances des hampes
étincelle, la soie bruit et la foule, dont
l'émotion est solennelle, bourdonne comme
un chœur qui chanterait à mi-voix.
Au-dessus d'elle, sur un piédestal élevé,
A GÊNES 17
s'érige la belle figure de Christophe Colomb,
le rêveur qui a beaucoup souffert et qui a
vaincu parce qu'il avait la foi. Maintenant
encore, il domine les hommes, auxquels il
semble dire de ses lèvres de marbre :
— Les croyants seuls peuvent triompher.
A ses pieds, autour du piédestal, les musi-
ciens ont déposé leurs trompettes dont le
cuivre reluit au soleil.
Étalée en demi-cercle, la gare, lourd
édifice de marbre, déploie ses ailes comme
pour étreindre la foule. Du port arrivent le
bruit rauque de la respiration des bateaux,
du travail des hélices dans l'eau, le tinte-
ment des chaînes, les coups de sifflet et des
cris. Sur la place, tout est calme et inondé
de chaleur ; l'air est étouffant . Sur les bal-
cons, aux fenêtres des maisons, apparaissent
des femmes lumineuses, tenant des bouquets
à la main, et des enfants en habits de fête,
pareils à des fleurs.
Une locomotive siffle en approchant de la
gare. La foule tressaille; quelques chapeaux
fripés volent au-dessus des têtes, comme
2
18 CONTES D'ITALIE
des oiseaux noirs. Les musiciens prennent
leurs instruments; des gens graves, d'âge
mûr, s'agitent et se placent en avant ; tour-
nés vers la foule, ils parlent en agitant les
mains à droite et à gauche .
Lourdement, sans hâte, la foule se par-
>
tage, et ménage un large espace au milieu
de la place.
— Qui attend-on ?
— Les enfants de Parme !
Il y a grève à Parme. Les patrons ne
cèdent pas ; les ouvriers sont à court d'ar-
gent, ils ont rassemblé leurs enfants qui
commençaient déjà à souffrir de la faim et ils
les ont envoyés à leurs camarades de Gênes.
De derrière les colonnes de la gare sort
une procession bien réglée de petits hom-
mes ; leurs vêtements les couvrent à peine
et ils ont l'air velus dans leurs haillons,
velus comme d'étranges petits fauves. Ils
marchent en se donnant la main, par ran-
gées de cinq; ils sont très petits, poussié-
reux, visiblement fatigués. Ils ont l'air grave,
mais le regard brillant, net et clair, et quand
A GÊNES 19
la musique, pour les accueillir, se met à
jouer l'hymne de Garibaldi, uu sourire de
satisfaction passe en une onde joyeuse sur
ces visages anguleux et décharnés.
La foule souhaite la bienvenue aux hom-
mes de l'avenir par un cri assourdissant ; les
étendards s'inclinent devant eux ; le cuivre
des trompettes rugit, assourdit et aveugle
les bambins. Un peu déconcertés par cette
réception, ils reculent pendant l'espace d'une
seconde et, soudain, comme s'ils eussen
tout à coup grandi, comme s'ils se fussent
allongés et confondus en un seul corps, par
des centaines de voix, mais avec le son d'une
seule poitrine, ils crient :
— Viva Italia!
— Vive la jeune Parme ! tonne la foule,
en se jetant vers eux.
— Evviva Garibaldi! ripostent les enfants,
en pénétrant dans la foule où ils se perdent.
Aux fenêtres des hôtels, sur les toits
des maisons, des mouchoirs blancs batten
comme des ailes. Une pluie de fleurs et de
cris joyeux tombe de là sur la tête des gens.
20 CONTES D ITALIE
i
y »
Tout a pris un air de fête, tout s'est
animé et le marbre gris s'est fleuri d'on ne
sait quelles taches éclatantes.
Les étendards flottent, les bouquets et les
chapeaux volent ; par-dessus la foule appa-
raissent des têtes d'enfants ; des pattes
minuscules et brunies s'agitent, pour saisir
les fleurs et saluer, tandis qu'un cri puissant
et continu retentit :
— Viva il Soçialismo !
— Evviva Italia !
On s'est emparé de presque tous les
enfants ; on les porte ; ils sont assis sur les
épaules des grandes personnes, serrés contre
les larges poitrines d'hommes barbus et
sévères, et la musique devient à peine per-
ceptible au milieu du tapage, des cris et des
rires.
Les femmes se faufilent et enlèvent ceux
des nouveaux venus qui restent; elles se
crient l'une à l'autre :
— Vous en prenez deux, Annita?
— Oui. Et vous aussi ?
— Il en faut un pour Marguerite l'infirme. . .
A GÊNES 21
r i ■ i i ■ i ■ i - l .._._ J -__ . — __ .^— _ ^_ ^—
Partout on ne voit que des visages rayon-
nants, une animation joyeuse, de bons yeux
humides; de-ci, de-là, les enfants des gré-
vistes mangent déjà du pain.
— On ne pensait pas à cela à notre époque !
dit un vieillard au nez crochu, qui tient
un cigare noir entre les dents.
— C'est pourtant si simple !
— Oui ! C'est simple et intelligent !
Le vieux retire son cigare de la bouche,
en examine le bout et secoue la cendre
avec un soupir. Puis, apercevant à côté de
lui deux gamins de Parme, des frères, on le
voit, qui le regardent avec gravité, il prend
un air rébarbatif, se hérisse, enfonce son
chapeau sur ses yeux et ouvre les bras tout
grands ; les enfants se serrent l'un contre
l'autre, se renfrognent et reculent. Mais le
vieillard s'accroupit soudain et se met à
imiter avec beaucoup d'habileté le chant du
coq. Les petits rient en trépignant de leurs
talons nus sur les pavés ; le vieux se lève,
rajuste son chapeau ; il se dit qu'il a fait tout
ce qu'il fallait faire et s'en va en chancelant
sur ses jambes affaiblies.
22 CONTES D ITALIE
Une bossue, aux cheveux gris, au visage
de sorcière, au menton velu et osseux, est
debout près du piédestal de la statue de
Colomb. Elle pleure et essuie ses yeux rou-
ges avec le coin de son châle déteint. Sombre
et difforme, elle paraît étrangement solitaire
parmi la foule surexcitée.
Une Génoise aux cheveux noirs marche
en sautillant et lient par la main un petit
bonhomme qui a peut-être sept ans ; il est
coiffé d'un chapeau aux larges ailes tombant
jusque sur ses épaules et chaussé de sabots
de bois. Il secoue sa petite tête pour repous-
ser sur sa nuque son chapeau qui glisse sans
cesse sur sa figure. La femme arrache la
coiffure et l'agite bien haut en l'air. Elle
chante et rit; le gamin la regarde en sou-
riant, la tête rejetée en arrière ; puis il saute,
désireux de reprendre son chapeau; et la
femme et l'enfant disparaissent.
Un homme de taille élevée, au tablier de
cuir, aux énormes bras nus, tient sur son
épaule une fillette d'environ six ans, grise
comme une souris ; il dit à la femme qui
A GÊNES 23
marche à côté de lui et qui conduit par la
main un gamin roux comme la flamme :
— Comprends-tu, si ça réussit... il sera
difficile de nous vaincre...
Il rit d'un rire épais, bruyant, triomphant
et il crie en lançant son petit fardeau dans
l'air bleu :
— Evviva Par ma — a!
Les gens s'en vont, accompagnant ou por-
tant des enfants ; il ne reste sur la place que
des fleurs piétinées, des papiers qui ont enve-
loppé des caramels, un joyeux groupe de
facchini et, au-dessus, la noble figure de
l'homme quia découvert le Nouveau Monde.
Et par les rues, semblables à d'immenses
trompettes, arrivent les cris joyeux des
hommes qui vont au-devant d'une vie nou-
velle .
LES ŒILLETS
Il est midi, la chaleur est accablante. On
ne sait où le canon vient de tonner. Dans
l'air ébranlé par l'explosion, les odeurs
caustiques de la ville sont devenues plus
violentes; on sent plus fortement l'ail,
l'huile d'olive, le vin et la poussière chaude.
Le bruit de la journée méridionale, cou-
vert par celui du canon, s'est appuyé pour
un instant sur les pavés brûlants ; puis,
s' élevant de nouveau au-dessus des rues,
il s'est écoulé vers la mer en un large fleuve
aux ondes troubles.
La ville est bariolée, allègre et écla-
tante, comme une chasuble richement bro-
dée ; dans ses cris, son agitation et ses
gémissements passe, tel un hymne sacré,
LES ŒILLETS 25
léchant de la vie. Toute ville est un temple
élevé par les travaux des hommes, tout
travail est une prière à l'Avenir.
Le soleil est au zénith, le ciel surchauffé,
aveugle comme si de chacun de ses points
tombaient sur la terre et sur la mer des
rayons de feu bleuâtre qui se planteraient
profondément dans l'eau et dans les pierres
de la ville. La mer étincelle, pareille à de
la soie couverte d'une épaisse broderie d'or ;
en effleurant le rivage de ses ondes verdâtres
et tièdes, elle chante tout bas au soleil la
grande chanson de la source du bonheur et
de la vie.
Les gens couverts de poussière et de
sueur s'interpellent joyeusement ; ils courent
dîner. Beaucoup s'empressent d'aller sur le
rivage ; ils se dépouillent à la hâte de leurs
vêtements et sautent dans l'eau. Les corps
basanés, dès qu'ils se plongent dans les flots,
deviennent ridiculement petits, telles de
noires parcelles de poussière tombant dans
une grande coupe de vin.
Le rejaillissement soyeux des vagues,
26 contes d'italie
les cris joyeux, les rires et les glapissements
des bambins, les bonds chatoyants de la
mer déchirée par les sauts des baigneurs
— tout s'élève vers le soleil, telle une
offrande à la Divinité.
Sur le trottoir, dans l'ombre d'une grande
maison, quatre paveurs, gris, secs et solides
comme des pierres, sont assis et se préparent
à dîner. Un vieillard, blanc de poussière
comme si on l'avait saupoudré de cendres,
ferme à moitié ses yeux vigilants et avides ;
il tranche avec un couteau un pain long et
veille à ce que chaque morceau soit de la
même dimension. Il est coiffé d'un bonnet
rouge tricoté, dont le pompon lui tombe
sur la figure ; le vieillard secoue sa grosse
tête d'apôtre, où saille son long nez crochu,
pareil à cçlui d'un perroquet ; il renifle et
ses narines se gonflent.
A côté de lui, un jeune homme, bronzé
et noir comme un scarabée, est couché, face
au ciel, sur les pavés tièdes. Des miettes de
pain lui tombent sur le visage, il plisse les
yeux paresseusement et chante à mi-voix,
LES ŒILLETS 27
comme en rêve . Les deux autres sont assis
et sommeillent, appuyés contre les murailles
blanches de la maison.
Un garçonnet se dirige vers eux ; il tient
d'une main une bouteille de vin entourée
d'une clisse de paille et de l'autre un petit
paquet. La tête rejetée en arrière, il pousse
des cris aigus, tel un oiseau, sans remar^
quer qu'à travers la paille, s'échappent de
lourdes et épaisses gouttes de vin, qui
tombent à terre et étincellent comme des
rubis.
Le vieillard s'en aperçoit ; il pose le cou-
teau et le pain sur la poitrine de son voi-
sin et appelle l'enfant avec des gestes d'in-
quiétude.
— Vite ! Vite ! Es-tu aveugle ? Regarde :
le vin !
Le bambin élève la bouteille à la hau-
teur de son visage, pousse une exclamation
et accourt auprès des paveurs. Ceux-ci
s'agitent, s'écrient, tâtent la bouteille. Rapide
comme une flèche, le gamin s'est enfui vers
la cour et en revient avec la même hâte
28 contes d'italie
en apportant un grand plat jaune et pro-
fond.
On pose le plat à terre ; le vieillard y
verse avec précaution un jet de liquide
rouge et vivant ; quatre paires d'yeux
admirent le chatoiement du vin au soleil et
les lèvres desséchées frémissent avec avi-
dité.
Une femme survient ; elle a une robe
bleu pâle et un fichu de dentelle couleur
d'or posé sur ses cheveux noirs . Les hauts
talons de ses bottines jaunes résonnent dis-
tinctement. Elle mène par la main une fil-
lette aux cheveux bouclés qui tient deux
œillets écarlates et chantonne en marchant :
— O, ma, o ma, o mia ma-a...
La fillette s'arrête derrière le vieux
paveur ; elle se tait, se dresse sur la pointe
du pied et regarde gravement, par-dessus
l'épaule du vieillard, le vin qui coule dans
le plat jaune et qui chante comme s'il repre-
nait la chanson de l'enfant.
Celle-ci a dégagé sa main de la main de
la femme, elle arrache les pétales de ses
LES ŒILLETS 29
fleurs, et levant bien haut sa menotte noire
comme l'aile d'un moineau, elle lance les
œillets rouges dans le vase de vin .
Les quatre hommes tressaillent ; quatre
têtes irritées et poussiéreuses se relèvent ; la
fillette bat des mains et rit, en trépignant en
cadence . La mère embarrassée la prend par
le bras et prononce quelques mots d'une
voix aiguë. Le gamin rit, plié en deux.
Dans le vase, sur le vin noir, les pétales
de fleurs flottent comme de petits bateaux
roses.
Le vieillard tire un verre de sa poche ;
il puise du vin et aussi des pétales ; il se
soulève avec difficulté sur les genoux et,
portant son verre à ses lèvres, il dit d'un ton
grave et rassurant :
— Ça ne fait rien, madame ! Le cadeau
d'un enfant, c'est un don de Dieu ! A votre
santé, belle dame, et à la tienne aussi, petite !
Sois belle comme ta mère et deux fois plus
heureuse...
Il trempe sa moustache grise dans le
verre, plisse les paupières et aspire le liquide
30 CONTES D'ITALIE
noir par lentes gorgées, en claquant de la
langue, et en remuant son nez crochu.
La mère sourit, salue et part, entraînant
la petite qui, les yeux mi-clos, se remet à
chantonner :
— 0, ma-a... o, mia mia-a...
Les paveurs tournent avec lassitude la
tête et contemplent tour à tour le vin et la
fillette qui s'en va ; ils regardent, sourient,
et se parlent avec la volubilité propre aux
méridionaux .
Dans le vase, à la surface du vin rouge
foncé, flottent les pétales vermeils des œil-
lets.
La mer chante, la ville bourdonne, le
soleil étincelle, créateur de légendes.
LE NAUFRAGÉ
Les cyprès bruissent.
C'est comme si des milliers de cordes
métalliques étaient tendues dans l'épaisse
feuillée des oliviers ; le vent agite les feuilles
roides qui frôlent les cordes et ces contacts
légers et incessants remplissent l'air de so-
norités chaudes et enivrantes. Ce n'est pas
encore de la musique, mais il semble que
des mains invisibles accordent des centaines
d'invisibles harpes, il semble à chaque in-
stant que le silence va se faire et que les
cordes vont jouer de toute leur force un
hymne au soleil, au ciel et à la mer.
Le vent souffle, les arbres se balancent
et paraissent descendre la montagne pour
aller vers la mer, en hochant leur cime. La
32 contes d'italie
vague se brise sur les rochers du rivage avec
un bruit sourd et cadencé. La mer tout
entière n'est que taches blanches et vivantes,
comme si d'innombrables volées d'oiseaux
s'étaient posées sur sa surface bleue ; toutes
voguent dans le même sens et disparaissent
en plongeant pour réapparaître et bruire
d'un bruissement à peine perceptible. A
l'horizon , deux embarcations se balancent,
pareilles, elles aussi, à des oiseaux gris, avec
leurs voiles triangulaires hissées très haut.
Tout cela rappelle un rêve ancien, à demi
oublié, qui ne ressemble pas à la réalité.
— Le vent est fort aujourd'hui, dit un
vieux pêcheur assis à l'ombre des rochers, sur
la petite plage parsemée de galets sonores.
Le brisant a couvert la grève de filaments
d'algues odorantes, rousses, dorées et vertes,
qui se flétrissent au soleil sur les galets
brûlants. L'air salin est saturé de l'odeur
acre de l'iode. L'une après l'autre, les vagues
onduleuses accourent sur le rivage.
Le vieux pêcheur ressemble à un oiseau,
avec son petit visage ratatiné, son nez cro-
LE NAUFRAGÉ 33
chu et ses yeux ronds, très perçants, sans
doute, que dissimulent les replis bronzés
de la peau. Ses doigts sont secs, recourbés,
et se meuvent avec difficulté .
—-Il y a environ un demi-siècle de cela,
signor, médit le vieillard, et sa voix vibrait
à l'unisson du bruissement des flots et du
tintement des cyprès, il faisait une journée
lumineuse et sonore comme celle-ci, tout
riait et chantait. Mon père avait quarante
ans, moi seize; j'étais amoureux : vous savez
que c'est inévitable à cet âge-là et sous un
beau soleil.
— Allons pêcher des pezzoni, Guido,
me dit mon père.
Le pezzone, signor, c'est un poisson très
fin et délicat, qui a des nageoires roses. On
l'appelle aussi poisson-corail, parce qu'il
aime à vivre là où se trouve le corail, à une
très grande profondeur. Pour le pêcher, on
jette d'abord l'ancre et l'on charge de plomb
les hameçons. C'est une bien jolie pêche..
Et nous partîmes sans nous attendre à
3
34 CONTES d'italie
rien, sauf à la bonne fortune. Mon père était
un homme robuste, un pêcheur expéri-
menté ; mais, quelque temps auparavant, il
avait élé malade ; il souffrait de la poitrine
et ses doigts étaient tordus par le rhuma-
tisme. Il avait travaillé par une froide jour-
née d'hiver, et le mal qui guette tous les pê-
cheurs avait fondu sur lui.
C'est un vent très méchant et rusé que
celui qui nous caresse si doucement ; il
souffle du rivage et semble nous pousser
amicalement vers la mer. Mais là, il s'ap-
proche à la dérobée et se jette sur
vous brusquement, comme si on l'avait
insulté. La barque est aussitôt désemparée ;
elle vogue au vent, quille en l'air parfois,
et vous, vous barbotez dans l'eau. Tout
cela en moins d'une minute ; à peine avez-
vous le temps de recommander votre âme à
Dieu, que vous voilà entraîné, pourchassé
par le tourbillon. Les brigands sont plus
honnêtes que ce vent diabolique. D'ailleurs,
les hommes ne sont jamais pires que les
éléments.
LE NAUFRAGÉ 35
Or donc, c'est ce vent-là qui nous assaillit
à quatre kilomètres du rivage, tout près,
comme vous le voyez. Il nous assaillit à
l'improviste, comme un poltron et un lâche.
— Attention, Guido ! me cria mon père,
en s'emparant des rames. Vite ! l'ancre !
Mais, tandis que je levais l'ancre, mon
père reçut un coup de rame en pleine poi-
trine ; le vent lui avait arraché l'aviron des
mains ; il s'écroula évanoui au fond de la
barque. Je n'avais pas le temps de lui venir
en aide, car nous risquions d'être renversés
d'un instant à l'autre. Quand je saisis les
rames, nous étions déjà emportés, Dieu sait
où, au milieu d'une poussière d'eau. Le vent
éparpillait la crête des vagues et nous en
aspergeait comme un prêtre, mais avec plus
de zèle, bien que ce ne fût pas pour nous
laver de nos péchés.
— C'est très grave, fils ! me dit le père
en revenant à lui ; et après avoir jeté un
coup d'œil vers le rivage, il ajouta : nous en
avons pour longtemps...
Quand on est jeune, on croit difficilement
36 CONTES DITAL1E
au danger. J'essayais de ramer, je faisais
tout ce qu'il importe de faire en mer à
l'heure du danger, lorsque ce vent, haleine
des méchants démons, nous creuse amicale-
ment mille tombes et chante le Requiem
sans qu'il nous en coûte rien .
— Reste tranquille, Guido, dit mon père
avec un sourire et en secouant l'eau qui tom-
bait sur sa tête. A quoi bon brasser la mer
avec des allumettes ? Épargne tes forces,
mon fils, sinon on t'attendra en vain à la
maison.
Les flots se renvoyaient l'un à l'autre
notre petite embarcation, comme des enfants
jouant à la balle ; ils venaient nous faire
visite en passant par-dessus bord ; ils s'éle-
vaient au-dessus de nos têtes, en hurlant ;
nous tombions dans des trous profonds,
nous montions sur des crêtes écumeuses, et
la terre ferme s'éloignait de nous toujours
davantage. Mon père me dit :
— Guido, tu parviendras peut-être vivant
au rivage, moi pas : écoute ce que je vais
te dire...
LE NAUFRAGÉ 37
Et il me fit part de tout ce qu'il savait des
habitudes de tel ou tel poisson ; il m'apprit
où, quand, et comment j'avais le plus de
chances d'en prendre.
— Nous ferions peut-être mieux de prier,
père? proppsai-je. Nous étions comme deux
lapins cernés par une bande de molosses à
la mâchoire découverte.
— Dieu voit tout, répliqua mon père. Il
sait que les hommes créés pour la terre
périssent en mer, et que moi, ton père, je
dois t'enseigner ce que tu dois savoir. Ce
n'est pas des prières qu'il faut à la terre et
aux hommes, c'est le travail... Dieu le com-
prend...
Et après m'avoir confié tout ce qu'il savait
de sa profession, mon père m'apprit com-
ment je devais me comporter envers mon
prochain .
— Est-ce bien le moment de m'instruire?
demandai-je. Tu ne l'as pas fait sur terre...
— Sur terre, je ne sentais pas la mort
aussi proche qu'à présent...
Le vent hurlait comme un fauve et fai-
38 contes d'italie
sait rejaillir les vagues autour de nous. Mon
père devait crier pour être entendu; il
clamait :
— Agis toujours comme si personne
n'était meilleur ni pire que toi ! Le sei-
gneur et le paysan, le prêtre et le soldat,
tous ne forment qu'un seul corps.
Jamais il ne m'avait parlé de la sorte sur
la terre ferme. Son visage était bon et gai,
mais il me semblait qu'il me considérait avec
ironie et méfiance, comme si je n'étais
encore qu'un enfant à ses yeux. Parfois
même, j'en étais offensé : quand on est jeune,
on a de l'amour-propre.
Ses cris avaient sans doute dompté ma
frayeur ; c'est probablement pour cette rai-
son que je me souviens aujourd'hui si par-
faitement...
* *
Le vieux pêcheur se lut un instant, con-
templa la mer blanche, sourit, et continua
en clignant de l'œil :
— Après avoir étudié avec attention les
LE NAUFRAGÉ 39
hommes, je sais, signor, que se souvenir
c'est comprendre et que, plus on comprend,
plus on aperçoit de bien autour de soi :
c'est la vérité, croyez-moi !
Aujourd'hui encore, je me rappelle le visage
mouillé de mon père et ses yeux immenses,
qui me regardaient avec gravité, avec amour.
Ce regard m'apprit alors que le jour de ma
mort n'était pas encore venu. J'avais peur,
certes ! mais je savais que je ne périrais
pas.
Nous fûmes culbutés, cela va sans dire...
Nous nous retrouvâmes tous deux dans l'eau
bouillonnante, parmi l'écume qui nous
aveuglait, au milieu des vagues affolées, qui
se lançaient nos corps et les projetaient sur
la quille de la barque. Avant de tomber à
l'eau, nous avions attaché aux bancs tout ce
qu'il était possible d'y assujettir; nous te-
nions de solides cordes dans nos mains, afin
de ne pas être arrachés de notre barque tant
qu'il nous resterait des forces. Mais il était
terriblement difficile de se maintenir sur
l'eau. Plus d'une fois nous fûmes jetés, mon
40 contes d'Italie
père et moi, contre la carène dont les flots
nous éloignaient ensuite, presque aussitôt.
Le pire était que nous avions le vertige ;
nos yeux et nos oreilles se remplissaient
d'eau et nous nous sentions devenir aveugles
et sourds.
Gela dura longtemps, sept heures envi-
ron; puis le vent eut une saute brusque; il
se précipita du côté du rivage et nous fûmes
entraînés vers la terre. Alors je m'écriai
joyeusement :
— Courage !
Le père cria aussi quelque chose, mais je
ne compris qu'un seul mot :
— - Brisés...
Il pensait aux rochers ; comme ceux-ci
étaient encore loin je ne crus pas au péril.
Mais mon père s'y connaissait mieux que
moi. Nous voguions entre des montagnes
d'eau, collés comme des limaces à notre
gouvernail, contre lequel nous nous meur-
trissions joliment ; nous sentions nos forces
nous trahir, l'engourdissement nous gagner.
Gela dura longtemps encore.,. Par contre,
LE NAUFRAGÉ 41
quand les montagnes noires du rivage de-
vinrent visibles, tout se déroula avec une
rapidité inconcevable. Elles se mouvaient
en chancelant au-devant de nous, elles se
penchaient sur l'eau, prêtes à s'écrouler sur
nos têtes, d'une seconde à l'autre, et les
vagues blanches jetaient nos corps à leurs
pieds; notre barque craqua, comme une
noix sous le talon d'une botte ; je fus préci-
pité dans les flots ; je vis les arêtes déchi-
quetées des rochers pointus pareils à des
lames; je vis la tête de mon père très haut
au-dessus de moi, puis au-dessus de ces
griffes diaboliques.
On le retira de l'eau deux heures plus
tard, l'épine dorsale fracturée et le crâne
ouvert jusqu'au cerveau. La plaie qu'il por-
tait à la tête était immense ; une partie de la
matière cérébrale avait été emportée par
l'eau, mais je revois encore les fragments
grisâtres aux veinules rouges qui étaient
restés dans la blessure : on eût dit du por-
phyre ou de l'écume mêlée de sang. Quant
au corps, il était effroyablement déchiqueté ;
42 CONTES D ITALIE
seul, le visage était indemne; il avait une
expression de calme et les yeux étaient bien
clos.
Moi aussi, j'étais passablement contu-
sionné ; on me ramena sur le rivage. Nous
avions été jetés sur le continent, près d'A-
malfi, un lieu inconnu pour moi, habité
par des pêcheurs ; ces aventures-là ne les
étonnent pas, elles les rendent bons. Les
gens qui mènent une vie semée de dangers
sont toujours bons !
Je crois que je n'ai pas su vous dire de
mon père tout ce que je sens et ce que je
garde en mon cœur depuis cinquante et un
ans ; il faudrait des paroles spéciales pour
cela, un chant peut-être, mais nous, nous
sommes des gens simples comme les pois-
sons, et nous ne savons pas trouver les
paroles belles et expressives qui conviennent.
On sent et on sait toujours plus qu'on ne
saurait dire.
L'essentiel pour moi en cette affaire, c'est
que mon père, à l'heure de la mort, n'a pas
eu peur ; il n'a pas oublié son fils et il a
LE NAUFRAGÉ 43
trouvé la force et le temps de me confier ce
qu'il considérait comme important. J'ai vécu
soixante-sept ans, et je puis dire que tout
ce qu'il m'a enseigné est vrai !
*
* *
Le vieillard enleva son bonnet de tricot,
rouge jadis, roux maintenant ; il en tira une
pipe, et baissant son crâne nu et bronzé, il
ajouta avec force :
— Tout est vrai, cher signor ! Les gens
sont tels que vous voulez les voir ! Regardez-
les avec bonté et vous vous en trouverez
bien, eux de même. Ils en deviendront
encore meilleurs et vous aussi ! C'est bien
simple !
Le vent devenait toujours plus violent, et
les vagues plus hautes, plus blanches et
plus aiguës ; des oiseaux se groupèrent sur
la mer; ils se mirent à voguer au loin avec une
vitesse toujours croissante ; les deux navires
aux voiles triangulaires avaient déjà disparu
derrière la bande bleue de l'horizon.
44 contes d'italie
Sous l'écume des flots, les rives escarpées
de l'île semblaient bordées de dentelle.
L'eau bleue rejaillissait tumultueusement et
les cyprès bruissaient, voluptueux et inlas-
sables.
LA VENDETTA
Récit d'un Calabrais.
. . . Puisque la vie est devenue telle que
rhomme ne peut plus trouver son pain sur
la terre engraissée par les os des ancêtres,
que, traqué par la misère, il doit par-
tir le cœur serré, pour F Amérique du Sud,
à trente jours de voyage du sol natal r
puisque la vie est telle, que voulez- vous
donc de cet homme ?
Peu importe ce qu'il est ! Il est comme
un enfant arraché du sein de sa mère ; le
vin de l'étranger lui semble amer et ne réjouit
pas son cœur ; au contraire, il l'empoisonne
de tristesse et le rend imprégnable comme
une éponge ; et de même qu'une éponge
s'imbibe d'eau, ce cœur arraché du sein de
46 contes d'itàlie
la patrie absorbe avec avidité tout le mal
ambiant.
Chez nous, enCalabre, avant de s'en aller
au delà de l'Océan, les jeunes gens se
marient; peut-être est-ce pour approfondir
encore l'amour pour la patrie par l'amour
pour la femme ; car la femme attire tout
autant que la patrie et rien ne préserve
mieux l'exilé que l'amour, qui le pousse à
révenir au pays, dans les bras de sa bien-
aimée.
Mais les unions de ces gens que la misère
condamne à l'exil sont presque toujours les
prologues de drames atroces de la ven-
geance et de la fatalité.
#
# #
Voici une tragédie qui s'est déroulée, il y
a peu de temps, à Senerchia, commune
située sur les contreforts des Apennins.
Pour prendre à son début cette histoire,
simple et terrible comme un récit biblique,
il faut remonter à cinq ans en arrière.
LA VENDETTA 47
La belle Emilia Bracco vivait alors à Sara-
cena, petit village de la montagne ; son
mari était parti en Amérique et elle habi-
tait la maison de sa belle-mère. Ouvrière
adroite et robuste, elle possédait, en outre,
une belle voix et un caractère gai. Elle
aimait à rire et à plaisanter ; un peu
coquette, elle excitait violemment par sa
beauté les désirs ardents des garçons du
village et des gardes-forestiers de la mon-
tagne.
Tout en s 1 amusant en paroles, elle savait
garder son honneur de femme mariée ; son
rire faisait naître de doux rêves, cepen-
dant personne ne pouvait se vanter de
l'avoir vaincue.
Mais, comme vous le savez, c'est le diable
et les vieilles femmes qui souffrent le plus
de la jalousie. Emilia avait une belle-mère,
et le diable est toujours présent là où le mal
est possible.
— Tu es bien gaie pour une femme éloi-
gnée de son mari, disait la vieille ; j'ai envie
de lui écrire. Prends garde, je suis cha-
48 contes d'italie
cun de tes pas ; rappelle-toi que ton honneur
est lié à celui de notre famille.
Tout d'abord, Emilia assura sa belle-mère
qu'elle aimait son mari et qu'elle n'avait
rien à se reprocher. Mais l'autre la blessa
de ses soupçons de plus en plus souvent et
avec une violence croissante ; poussée par le
diable, elle se mit à conter à droite et à
gauche que sa bru avait perdu toute pudeur.
Quand elle l'apprit, Emilia eut peur. Elle
supplia la vieille sorcière de ne pas la perdre
par ses calomnies, jurant qu'elle n'était pas
coupable, même en pensée, ce que la vieille
refusa de croire.
— Je sais ce que c'est, disait la belle-
mère ; moi aussi j'ai été jeune et je n'ignore
pas ce que valent ces sortes de serments.
D'ailleurs, j'ai déjà écrit à mon fils qu'il
revienne au plus vite venger son honneur.
— Tu lui as écrit ? demanda tout bas
Emilia.
— Oui.
— C'est bien...
Nos paysans sont jaloux comme des
LA VENDETTA 49
Arabes. Emilia savait ce qui l'attendait au
retour de son mari.
Le v lendemain, la belle-mère s'en alla
dans la forêt ramasser du bois mort ; Emi-
lia la suivit, une hache dissimulée sous sa
jupe, et la tua. Puis elle alla se constituer
prisonnière et fit l'aveu de son crime aux
carabiniers.
— Mieux vaut être une criminelle que
passer pour une femme éhontée, quand on
est honnête, déclara-t-elle.
Son jugement fut son triomphe ; presque
tous les habitants de Senerchia témoi-
gnèrent en sa faveur; beaucoup dirent en
pleurant aux juges :
— Elle est innocente, elle s'est perdue
inutilement !
Seul, le vénérable archevêque Gozzi se
décida à élever la voix contre la malheu-
reuse ; il ne voulait pas croire en son inno-
cence ; il parla de la nécessité de maintenir
dans le peuple les vieilles traditions ; il
exhorta le tribunal à ne pas tomber dans
l'erreur, commise par les Grecs, qui acquit-
i
50 CONTES D'iTALIE
tèrent Phryné, éblouis qu'ils étaient par la
beauté d'une femme de mauvaise vie ; il dit
tout ce qu'il devait dire et peut-être fut-ce
à cause de lui qu'Emilia se vit condamner à
quatre ans de détention.
#
# #
De même que le mari d'Emilia, un autre
habitant du village, Donato Guarnaccia,
vivait en Amérique ; il avait lui aussi laissé
dans sa patrie une jeune femme, dont l'oc-
cupation peu joyeuse était celle de Péné-
lope, tisser des rêves, sans vivre.
Or, voici trois ans de cela, Donato reçut
un jour une lettre de sa mère ; elle l'infor-
mait que sa jeune femme Térésa était deve-
nue la maîtresse de son beau-père, du père
de son mari, et qu'elle vivait avec lui. Tou-
jours le diable et la vieille femme, comme
vous voyez !
Le fils Guarnaccia prit passage sur le pre-
mier navire en partance pour Naples et
arriva hrusquement, comme s'il tombait du
ciel.
LA VENDETTA 51
Sa femme et son père feignirent d'être
surpris; les premiers temps, le jeune mari,
sévère et méfiant, se tint tranquille. Il vou-
lait savoir au juste ce qu'il en était, car il con-
naissait l'histoire d'Emili a Bracco ; il se mon-
tra donc aimable avec Térésa, et pendant
quelque temps il sembla que le couple
vivait une seconde lune de miel.
La mère cependant essayait de verser le
poison dans l'âme de son fils, mais celui-ci
l'arrêtait :
— Assez ! Je veux me convaincre moi-
même de la véracité de tes paroles ; ne me
trouble pas.
La moitié de l'été s'écoula, paisible et
calme ; la vie tout entière peut-être aurait
passé ainsi, si durant les brèves absences
du fils, le père ne s'était mis à relancer sa
bru; celle-ci repoussa le vieux débauché,
qui résolut de se venger.
— Prends garde à toi ! lui cria-t-il. Tu
mourras !
— Toi aussi I répondit-elle.
On parle peu, chez nous.
CONTES D ITALIE
Le jour suivant, le père dit au fils :
— Sais-tu que ta femme t'a été infidèle ?
L'autre, tout pâle, le fixa dans les yeux
et demanda :
— En avez-vous la preuve ?
— Oui. Ses amants m'ont dit qu'elle
avait une grosse envie au bas du ventre;
est-ce vrai ?
— C'est vrai, dit Donato. Et puisque
vous, mon père, vous m'assurez qu'elle est
coupable, elle mourra.
Le père cynique hocha la tête.
— Tu as raison ! Il faut être impitoyable
pour les femmes débauchées.
— Et pour les hommes débauchés aussi !
ajouta Donato en sortant.
Il se rendit auprès de sa femme et, lui
posant, ses mains pesantes sur les épaules :
— Je sais, dit-il, que tu m'as trompé, je
le sais ; au nom de notre amour avant et
après la trahison, dis-moi avec qui ?
— Ah ! s'écria-t-elle, tu n'as pu le savoir
que par ton maudit père, il...
LA VENDETTA 53
— II...? répéta Donato, et ses yeux s'in-
jectèrent de sang.
— Il m'a prise de force, en me menaçant,
mais... il faut que tu saches toute la vérité. ..
Elle suffoquait ; son mari la secoua :
— Parle !
— Oui, oui, oui, chuchota la femme au
désespoir, nous avons été mari et femme,
lui et moi, trente ou quarante fois...
Donato s'empara de son fusil et courut
aux champs où se trouvait son père. Tout
ce qu'un homme peut dire à un autre
homme à un moment pareil, il le lui dit. Il
finit par lui envoyer deux balles dans le
corps ; ensuite, il cracha sur le cadavre et
brisa le crâne à coups de crosse. On prétend
même que Donato injuria le mort et qu'il
dansa sur sa dépouille une sauvage danse de
vengeance.
Puis il revint auprès de sa femme et lui
dit, en chargeant son fusil :
— Recule de quatre pas et fais ta prière.
Elle éclata en sanglots et le supplia de lui
laisser la vie.
54 contes d'italie
- — Non, dit-il, j'agis en toute justice,
comme tu devrais agir envers moi si c'était
moi le coupable.
Il Fabattit comme un oiseau ; puis il alla
se remettre aux mains des autorités ; et quand
il passa par la grand 'rue du village, les gens
lui firent place et beaucoup s'écrièrent :
— Tuas agi en honnête homme, Donato.
Devant les juges, il se défendit avec une
sombre énergie, avec la brutale éloquence
d'une âme primitive :
— J'ai pris une femme pour avoir d'elle
un enfant dans lequel nous devions revivre
tous deux. Quand on aime, il n'y a ni père
ni mère, il n'y a que l'amour ; et l'amour
vit éternellement, et ceux-là, hommes et
femmes qui le souillent, qu'ils soient mau-
dits de la malédiction de la stérilité, des
maladies affreuses, de la mort atroce.
La défense demanda aux juges de recon-
naître que le crime avait été commis sous
l'empire de la colère. Ils firent mieux. Ils
acquittèrent Donato, aux applaudissements
frénétiques de l'auditoire. Et Donato revint
LA VENDETTA 55
à Senerchia avec l'auréole d'un héros ; on
l'accueillit comme un homme qui avait
strictement observé les vieilles traditions
populaires, qui veulent qu'un outrage à
l'honneur soit vengé dans le sang.
*
* *
Peu après l'acquittement deDonato, Emi-
lia Bracco, sa compatriote, sortit de prison ;
c'était la triste saison hivernale; Noël était
proche, et à 'cette époque de l'année on sent
tout particulièrement le besoin d'être au
milieu des siens, sous le toit de la tiède
maison familiale. Emilia et Donato étaient
solitaires; leur renommée n'était pas de
celles qui inspirent l'amitié ; le criminel est
malgré tout un criminel ; il peut étonner,
mais non se faire aimer. Emilia et Donato
avaient tous deux les mains teintes de sang,
tous deux avaient le cœur brisé ; personne
h Senerchia ne trouva donc bizarre que ces
deux êtres, marqués par la fatalité, se liassent
et décidassent d'embellir mutuellement leur
56 CONTES d'italie
vie tragique ; tous deux étaient jeunes et
avaient besoin de caresses.
— Que ferons-nous ici, parmi les tristes
souvenirs du passé ? dit Donato à Emilia,
après les premiers baisers.
— Si mon mari revient, il me tuera, car
maintenant, je l'ai effectivement trahi en
pensée, répondit Emilia.
Ils résolurent de traverser l'Océan, dès
qu'ils auraient amassé suffisamment d'ar-
gent pour le voyage ; peut-être seraient-ils
parvenus à trouver dans le monde un refuge
paisible et un peu de bonheur ; mais il se
trouva autour d'eux des gens qui pensèrent :
— Nous pouvons excuser un meurtre par
amour, nous avons applaudi à un assassinat
commis pour venger l'honneur; mais ces
deux êtres ne vont-ils pas maintenant à
Tencontre de ces traditions, qui leur ont
tant coûté à défendre ?
Ces verdicts sévères, échos de la cruelle
antiquité, se faisaient entendre avec une
force toujours croissante ; enfin, la mère
d 1 Emilia, Sérafina Amato, fut avertie de la
LA VENDETTA 37
conduite de sa fille. C'était une femme fière
et forte ; malgré ses cinquante ans, elle a
gardé jusqu'à aujourd'hui sa beauté de mon-
tagnarde.
Tout d'abord, elle ne voulut pas croire
aux bruits qui couraient.
— Ce sont des calomnies, dit-elle aux
gens ; vous oubliez ce qu'elle a souffert
pour défendre son honneur !
— Non, c'est elle quiTa oublié, pas nous !
répondit-on.
Alors, Sérafina, qui habitait dans un autre
village, se rendit chez sa fille et lui dit :
— Je ne veux pas qu'on parle de toi ainsi .
Ce que tu as fait autrefois était une œuvre
honnête et pure, malgré le sang répandu ;
et telle elle doit rester, pour l'édification de
tous !
La fille se mit à pleurer et dit :
— Le monde entier est pour les gens,
mais pourquoi donc sont les gens, si ce n'est
pour eux-mêmes ?
— Demande-le au curé, si tu es trop bête
pour le savoir ! répliqua la mère.
58 contes d'italie
Puis, elle se rendit chez Donato et lui parla
durement :
— Laisse ma fille tranquille, sinon il t'en
cuira !
— Ecoute, supplia le jeune homme, je
suis épris de ta fille, qui est aussi malheu-
reuse que moi ! Permets-moi de l'emmener
sous un autre ciel et tout sera dit !
Ces mots ne firent que verser de l'huile
sur le feu.
— Vous voulez fuir ? s'écria Sérafina,
avec fureur et désespoir. Non, cela ne sera
pas !
Ils se séparèrent en rugissant comme des
fauves et en se mesurant l'un l'autre avec
des yeux flamboyants d'ennemis irréconci-
liables.
*
* *
Dès ce jour-là, Sérafina se mit à pour-
suivre les amoureux, comme un chien de
race traque le gibier, ce qui n'empêchait
d'ailleurs pas les jeunes gens de se voir en
LA VENDETTA 59
cachette, la nuit; car l'amour aussi est rusé
et habile comme un fauve.
Or, un soir, Sérafina surprit sa fi lie et Guar-
naccia en train de discuter le plan de leur
fuite ; elle les entendit et, en cet instant
néfaste, elle résolut de commettre un acte
terrible.
Le dimanche, les gens se réunirent à
l'église pour entendre la messe. Les femmes,
vêtues de leurs robes de fête et de leurs
fichus bigarrés, se tenaient debout près de
l'autel ; derrière elles, les hommes étaient
agenouillés; les amoureux vinrent prier la
Madone de bénir leur sort.
Sérafina Amalo arriva à l'église après les
autres ; elle était vêtue de sa robe de fête ;
un large tablier brodé de fleurs de laine
couvrait sa jupe, et sous le tablier était dis-
simulée une hache.
Lentement, la prière aux lèvres, elle se
dirigea vers l'image de l'archange Saint
Michel, le patron de Senerchia ; elle ploya
le genou, toucha du doigt la main du saint,
puis sa propre bouche ; et s'approehant à la
60 CONTES D'ITALIE
dérobée du séducteur de sa fille, qui était
agenouillé, elle le frappa par deux fois à la
tête, en formant sur le crâne du malheureux
le cinq romain, ou la lettre V, qui signifie
vendetta, vengeance.
Un tourbillon d'horreur souleva l'assis-
tance. Avec des cris déchirants, tous se préci-
pitèrent vers la porte ; beaucoup tombèrent
sans connaissance sur les dalles ou pleu-
rèrent comme des enfants ; la hache à la
main, Sérafina demeura près du pauvre
Donato et d'Emilia évanouie, comme la
Némésis du village.
Elle resta ainsi pendant de longues
minutes, et quand les gens, revenus à eux,
s'emparèrent d'elle, elle se mit à prier à
haute voix, levant au ciel ses yeux étince-
lants d'une joie féroce :
— Saint Michel, je te remercie ! C'est toi
qui m'as donné la force nécessaire pour
venger l'honneur outragé d'une femme, de
ma fille !
Quand elle apprit que Guarnaccia était
vivant, qu'on l'avait placé sur une chaise et
LA VENDETTA 61
conduit à la pharmacie pour panser ses hor-
ribles plaies, elle fut saisie d'un tremble-
ment et, roulant des yeux fous pleins de ter-
reur, elle s'écria :
— Non, non, je crois en Dieu, il mourra,
cet homme ! Car je lui ai fait des blessures
terribles; mes mains Font senti... et Dieu
est juste, il doit mourir...
*
Cette femme sera jugée prochainement,
on la condamnera sans doute à une très
forte peine ; mais que peut faire la prison à
un être qui s'est arrogé le droit de frapper
et de tuer ? Le fer ne s'attendrit pas quand
on le forge.
Le jugement des hommes dit à l'accusé :
— Tu es coupable !
L'accusé répond oc oui » ou « non » et
rien n'est changé.
Pour conclure, chers signors, il faut sou-
haiter que l'homme croisse et multiplie là
où le Seigneur l'a semé, là où l'aiment la
terre et la femme...
EN CHEMIN DE FER
A une petite station, entre Rome et Gênes,
le conducteur ouvrit la portière de notre com-
partiment et, avec le concours d'un grais-
seur aux habits malpropres, il hissa sur les
marches du wagon un vieillard borgne.
— Il est très vieux, déclarèrent le con-
ducteur et le graisseur d'une seule voix,
avec un bon sourire.
Mais le vieillard était encore vert et,
après avoir remercié ceux qui l'avaient
assisté, d'un beau geste de sa main ratatinée,
il souleva avec politesse le chapeau poussié-
reux et cassé qui couvrait sa tête grise,
examina la banquette d'un œil perçant, et
demanda :
— Vous permettez ?
EN CHEMIN DE FER 63
* .
On lui fit immédiatement place ; il recti-
fia les plia de son costume de toile bleu foncé
et poussa un soupir de soulagement ; les
mains posées sur ses genoux, il souriait
avec bonhomie, d'une bouche édentée.
— Vous allez loin, grand-père? demanda
mon camarade.
— A trois stations d'ici, seulement !
répliqua le borgne. Je vais à la noce de mon
petit-fils.
*
* *
Quelques minutes après, le vieillard nous
parlait avec loquacité, parmi le fracas du
train, en se balançant comme un rameau
cassé un jour d'orage.
— Je suis Ligurien... Nous autres, Ligu-
riens, nous sommes tous très robustes. J'ai
treize fils, quatre filles ; je m'embrouille
quand je veux compter mes petits-enfants.
C'est déjà le troisième qui se marie; c'est
joli, n'est-ce pas?
Et il regarda fièrement toutle monde de son
64 CONTES D'ITALIE
œil décoloré, mais encore joyeux ; il eut un
petit rire et ajouta :
— Hein, que de gens j'ai donnés au
pays et au roi !... Comment j'ai perdu
l'œil ? Oh ! il y a longtemps de cela ; j'étais
encore un gamin alors, mais j'aidais déjà
mon père. Il était en train de bêcher sa
vigne ; le sol n'est pas bon, chez nous, il
demande beaucoup de soins... il est très
pierreux... Un caillou sauta sous la bêche
de mon père et me frappa à l'œil... Je ne
me rappelle pas si j'ai souffert, mais, au
dîner, l'œil tomba ; c'était affreux, signors.
On le remit en place, on y appliqua du pain
chaud, mais l'œil mourut quand même !
Le vieillard frotta avec force sa joue ridée
et rousse et se remit à sourire avec bonho-
mie :
— Il n'y avait pas tant de docteurs à cette
époque-là et les gens vivaient plus bête-
ment... Oh! oui. Ils étaient peut-être meil-
leurs. Hein? Oui, c'est bien possible...
Son visage tanné, tout creusé de plis pro-
fonds et couvert de poils d'un gris verdâtre,
-.»*> »_-. _. .-».«
EN CHEMIN DE FER 65
pareils à de la moisissure, avait pris un air
rusé et triomphant.
— Quand on a vécu aussi longtemps que
moi, on peut parler des gens hardiment,
n'est-ce pas ?
Il leva en l'air un doigt noir et crochu,
comme s'il menaçait on ne sait qui.
— Et je vais vous conter différentes choses
sur les gens, signors. Quand mon père mou-
rut, j'avais treize ans; vous voyez comme
je suis petit, maintenant encore? Mais j'étais
adroit *et infatigable à la besogne ; c'était
tout ce que mon père me laissait en héritage,
car notre maison et nos champs furent ven-
dus pour payer les dettes. Et je vécus ainsi,
avec un œil et deux bras, en travaillant par-
tout où l'on me donnait de l'ouvrage...
C'était pénible, mais la jeunesse ne craint
pas le travail, n'est-ce pas?
A dix-neuf ans, je rencontrai la jeune
fille qu'il était de ma destinée d'aimer.
Aussi pauvre que moi, elle était plus
robuste et plus grande ; elle vivait avec sa
vieille mère malade et, de même que moi,
66 contes d'italie
elle travaillait où elle pouvait. Elle n'était pas
très jolie, non, mais elle avait du cœur et
du bon sens. Et quelle belle voix \ \h ! Elle
chantait comme une artiste et c'est une
fortune que cela, n'est-ce pas, signors? Je
ne chantais pas mal, moi non plus.
— Nous marions-nous? lui demandai-je,
quand nous nous fûmes longtemps regardés.
— Ce serait ridicule, le borgne ! me ré-
pondit-elle tristement. Je n'ai rien, toi non
plus, comment vivrions-nous ?
C'était la sainte vérité ; elle n'avait rien,
ni moi non plus. Mais que faut-il à l'amour
quand on est jeune ? Vous savez tous, signors,
qu'il faut bien peu de choses à l'amour;
j'insistai et j'eus la victoire.
— Oui, tu as peut-être raison, finit par
dire Ida. Puisque la Sainte Vierge nous vient
en aide à toi et à moi déjà maintenant, alors
que nous vivons chacun pour nous, il lui
sera certainement plus facile de le faire
encore quand nous vivrons ensemble !
Nous tombâmes d'accord et nous allâmes
chez le curé.
EN CHEMIN DE FER 67
— C'est de la folie ! s'écria celui-ci.
Manque-t-il donc de mendiants en Ligurie?
Malheureux que vous êtes, jouets du démon,
vous devez lutter contre ses séductions ou
bien vous paierez cher votre faiblesse !
Tous les jeunes gens de la commune se
moquèrent de nous et, à dire vrai, tous les
vieillards nous blâmèrent. Mais la jeunesse
est obstinée et sensée à sa manière. Le jour
de la noce arriva ; nous n'étions pas devenus
plus riches et nous ne savions réellement
pas où nous passerions notre première nuit.
— Nous irons dans les champs! dit Ida.
Pourquoi serait-ce mal? La Sainte Vierge
est également bonne pour tout le monde, et
quand on est jeune, l'amour a partout la
même ardeur...
Et nous décidâmes que la terre serait
notre couche et que le ciel nous couvri-
rait.
Mais, maintenant, c'est une autre his-
toire qui va commencer, signors. Je réclame,
toute votre attention : c'est la plus belle
histoire de ma longue vie ! De grand matin,
68 contes d'Italie
la veille du mariage, le vieux Giovanni,
chez qui j lavais souvent travaillé, me parla
sans desserrer les dents ni enlever sa pipe
de sa bouche, car il ne s'agissait que d'une
bagatelle :
— Hugo, tu devrais nettoyer la vieille
é table des moutons et étendre de la paille.
Quoiqu'elle soit sèche et que les moutons
n'y aient pas passé plus d'une année, il te
faut pourtant la nettoyer si tu veux y habi-
ter avec Ida !
Ainsi, nous avions une maison !
Je travaillais, je chantais, j'arrangeais
notre demeure. Constancio, le menuisier, se
montra sur le seuil de sa porte et demanda :
— C'est ici que tu demeureras avec Ida?
Et où est votre lit? Quand tu auras fini, tu
viendras chez moi et tu en prendras un, celui
que j'ai de trop.
Et comme j'allais chez lui, Maria, la
boutiquière, si prompte à la colère, me
cria :
— Ils se marient, ces malheureux, et ils
n'ont ni draps ni oreillers, ni rien de rien ! Tu
EN CHEMIN DE FER 69
es complètement fou! Borgne, envoie-moi
ta fiancée ! Je lui donnerai le nécessaire !.,.
Et Ettore Viano, un cul-de-jatte, tordu
par les rhumatismes, brûlé par les fièvres, qui
était sui* le seuil du cabaret, cria à la mar-
chande :
— Demande-lui s'il a fait une bonne
provision de vin pour offrir à ses invités?
Ah ! les hommes, qu'y a-t-il de plus insou-
ciant qu'eux? Dis-lui de venir me voir!...
Sur la joue du vieillard, dans une ride
profonde, une larme de joie étincela; il
rejeta la tête en arrière et se mit à rire sans
bruit; sa pomme d'Adam jouait; la peau
fripée de son visage tremblait et ses mains
s'agitaient en des gestes enfantins.
— O signors, signors ! continua-t-il, tout
en riant et haletant, le matin de la noce
nous avions tout ce qu'il faut dans une mai-
son : une statue de la Madone, du linge, de
la vaisselle, des meubles, tout, je vous le
70 CONTES D'ITALIE
jure! Ida pleurait et riait, moi aussi, et tout
le monde riait. On ne doit pas pleurer le
jour de son mariage, ce n'est pas convenable,
et tous les nôtres se moquaient de nous...
Signors! C'est bigrement bon d'avoir
le droit d'appeler les gens « les nôtres ». Et
c'est encore meilleur de les sentir à soi,
proches de soi, de sentir que, pour eux, votre
vie n'est pas une plaisanterie, ni votre bon-
heur un jeu !
Et la noce eut lieu. Ah ! quelle mer-
veilleuse journée ! Toute la commune avait
les yeux sur nous et tous vinrent dans notre
étable, qui était tout à coup devenue une
riche maison, comme dans les contes de fée.
Et nous avions de tout : du vin et des
fruits, de la viande et du pain ; tous man-
gèrent et tout le monde était joyeux... Car,
signors, il n'est pas de joie meilleure que
celle qu'on éprouve en obligeant autrui;
croyez-le, il n'y a rien de plus beau et de
plus réconfortant que cela!
Le prêtre vint aussi. Il parla très bien,
avec gravité :
EN CHEMIN DE FER 71
— Voici, dit-il, des gens qui ont travaillé
pour vous tous et vous avez pris soin
qu'ils fussent sans soucis en ce jour, le
plus beau jour de leur vie. C'est ce que
vous deviez faire, car ils ont peiné pour
vous, et le travail vaut toujours mieux que
les pièces de cuivre et d'argent dont on le
paie. L'argent s'en va, mais le travail
reste !... Ces deux jeunes gens sont gais et
modestes ; leur existence fut dure et ils
l'ont subie sans se plaindre ; désormais, ils
mèneront une vie plus pénible encore et ils
ne gémiront pas. Vous leur viendrez en aide
aux heures difficiles. Ils ont de bons bras et
des cœurs encore meilleurs... .
Il nous a dit des choses bien flatteuses à
Ida, à moi et à toute la commune !
Le vieillard regarda triomphalement autour
de lui, d'un œil rajeuni et animé, et conclut :
— Voilà, signors, ce que je voulais vous
raconter à propos des gens. N'est-ce pas
charmant ?. . .
L'AMOUR MATERNEL
ce Glorifions la mère, car elle est la source
intarissable de la vie toute-puissante ! »
Ce qui suit est extrait de l'histoire de
Timour-Leng, l'homme d'airain, le tigre
boiteux, Sahib-i-Kirani, l'heureux conqué-
rant, Tamerlan, comme le nommèrent les
infidèles, l'homme qui voulait détruire le
monde entier par le fer et par le feu.
Pendant cinquante ans, il parcourut la
terre ; son pas pesant écrasait les villes et les
états, comme un pied d'éléphant écrase des
fourmilières, et des fleuves de sang ruisse-
laient de toutes parts dans les voies qu'il
suivait. Avec les ossements des peuples
qu'il avait vaincus, il édifiait de hautes
tours ; pour se venger de la Mort qui lui
l'amour maternel 73
avait pris son fils Djiganjir, il s'efforçait de
lui enlever toutes ses victimes, afin qu'elle
crevât de misère et d'ennui.
Depuis le jour où son fils était descendu
au tombeau et où les habitants de Samar-
kande avaient accueilli le vainqueur des
Djettes, vêtus de noir et de bleu, la tête
couverte de cendres et de poussière, jus-
qu'au moment où Timour rencontra la
Mort à Otrara et fut vaincu par elle, c'est-à-
dire pendant trente ans, le terrible guerrier
ne sourit pas une seule fois. Il vécut ainsi,
les lèvres closes, sans baisser la tête devant
qui que ce fût, le cœur inaccessible à toute
pitié !
Glorifions en ce monde la Mère, la seule
force qui triomphe de la Mort ! Ceci est la
véridique histoire d'une mère devant qui
s'inclina Tamerlan, l'homme d'airain, le
fléau sanglant de la terre, le pourvoyeur de
la tombe.
74 contes d'italie
Timour-Leng festoyait un jour dans la
splendide vallée de Kanigoula, couverte
d'un nuage de jasmin et de roses et que les
poètes de Samarkand e appelaient « L'Amour
des fleurs ».
Quinze mille tentes rondes étaient dissé-
minées en un large éventail dans la vallée.
Elles ressemblaient à des tulipes, au-dessus
desquelles des centaines de bannières de
soie simulaient des fleurs vivantes.
Au milieu d'elles, la tente de Timour se
dressait pareille à une reine entourée de ses
dames d'honneur. Elle mesurait cent pieds
de côté et trois lances de haut ; douze
colonnes d'or de la grosseur d'un homme
en formaient le centre ; une coupole bleue
faite de bandes de soie noires, jaunes et
bleues, s'arrondissait à son faîte. Cinq cents
cordes rouges l'assujettissaient au sol, afin
qu'elle ne pût s'élever vers le ciel. Il y avait
un aigle d'argent à chacun des angles, et
l'amour maternel 75
sous la coupole, au centre de la tente, se
tenait, assis sur une estrade, l'invincible
Timour-Leng lui-même, le roi des rois.
Il portait un ample vêtement de soie azu-
rée, tout constellé de perles — il n'y en
avait pas moins de cinq mille ! ->— Sur sa
terrible tête grise, le rubis fixé à l'extrémité
de sa coiffure blanche se balançait et étince-
lait, tel un œil sanglant regardant le monde.
Pareil à un large couteau, le visage du
Boiteux semblait couvert de rouille, tant il
était rongé par le sang dans lequel le roi
s'était plongé des milliers de fois. Ses yeux
petits et étroits, qui voyaient tout, brillaient
d'un éclat semblable au froid reflet de la
tzaramoute, la pierre favorite des Trabes,
que les infidèles appellent émeraude et qui
guérit du haut mal. Aux oreilles, le mo-
narque portait des boucles de rubis de Cey-
lan, gemmes dont la couleur est pareille à
celle des lèvres des belles filles.
A terre, sur des tapis comme il n'y en a
plus, étaient disposés trois cents flacons do-
rés contenant les vins et les liqueurs du fes-
76 CONTES d' ITALIE
tin . Derrière Timour se tenaient des mu-
siciens ; à ses pieds étaient assis les mem-
bres de sa famille, des rois et des princes,
les chefs des armées ; et enfin celui qui est
le plus proche de lui, le poète Kermani,
Tivrogne. Un jour que le destructeur du
monde lui avait demandé :
— Kermani ! Combien donnerais-tu de
moi, si j'étais à vendre?
Celui-ci avait répondu :
— Vingt-cinq askers !
— Mais ma ceinture seule les vaut ! s'é-
tait écrié Timour étonné.
— C'est à la ceinture seule que je pense !
avait répliqué Kermani, à la ceinture seule-
ment, car de toi je ne me soucie guère !
C'était ainsi que le poète Kermani par-
lait au roi des rois, à l'homme du mal et
de l'horreur. Que la renommée du poète
sincère soit à jamais plus grande à nos yeux
que celle de Timour-Leng !
Glorifions les poètes pour qui Dieu se
résume en une vérité qu'ils savent formuler
harmonieusement et avec intrépidité !
l'amour maternel 77
Et c'est en cette heure de fête, de
débauche, de fières évocations de batailles
et de victoires, dans le bruit de la musique
et des jeux populaires, devant la lente du
roi, où d'innombrables bouffons bariolés
gambadaient, où luttaient des athlètes, où
des danseurs de cordes se ployaient de
manière à faire croire que leurs corps
étaient sans os, où des guerriers faisaient
assaut d'adresse en l'art de tuer, où Ton
donnait un spectacle comportant l'exhi-
bition d'éléphants peints en rouge et en
vert, à la fois hideux et terribles ; c'est à
celte heure où se réjouissaient les hommes
de Timour, ivres de la peur que leur inspi-
rait le maître, de la fierté avec laquelle ils
contemplaient sa gloire, des fatigues de la
conquête, et aussi de vin et de lait de cavale
fermenté ; c'est en cette heure de folie, que
soudain, traversant le tumulte comme
l'éclair transperce les nues, parvint aux
oreilles de celui qui avait vaincu le sultan
Bajazet, un cri de femme, un cri altier, un
cri d'aiglonne, un son familier et proche
78 contes d'italie
pour son âme blessée, outragée par la Mort
et devenue cruelle aux hommes et à la vie,
tant était grand son ressentiment de
l'offense .
Timour donna Tordre de chercher qui
criait ainsi d'une voix sans allégresse. On lui
dit que c'était une femme couverte de gue-
nilles et de poussière qui semblait avoir
perdu l'esprit. Elle parlait l'arabe et elle de-
mandait — elle exigeait — qu'on la mît en
présence de Timour-Leng, le souverain des
trois pays du monde.
— Amenez-la ! ordonna le roi des rois.
Et alors apparut devant lui une femme,
dont les vêtements en lambeaux avaient été
décolorés par le soleil ; ses pieds étaient nus
et ses cheveux épars sur sa poitrine décou-
verte qu'ils tentaient de voiler ! Son visage
semblait de bronze, son regard était impé-
rieux et la main brune qu'elle tendait vers
le Boiteux ne tremblait pas.
— Est-ce toi qui as vaincu le sultan Baja-
zet? questionna-t-elle .
— C'est moi. Je l'ai vaincu ; avant lui j'ai
••
l'amour maternel 79
vaincu d'autres ennemis et je ne me sens
pas encore las de conquêtes. Et toi, qui
es-tu, femme?
— Écoute ! dit-elle. Quoi que tu aies fait,
tu n'es qu'un homme ; moi, je suis une
mère ! Tu sers la mort et moi la vie. Tu es
coupable envers moi, c'est pourquoi je suis
venue te demander de racheter ta faute. On
m'a dit que ta devise était : « La puissance
dans la justice ! » Je ne le crois pas, mais
tu as le devoir de te montrer juste envers
moi, car je suis mère !
Le roi était suffisamment sage pour sentir
la force que trahissaient ces paroles auda-
cieuses, il répondit :
— Assieds-toi et parle, je t'écouterai.
Elle s'assit comme elle le jugea bon, sur
le tapis, dans le cercle compact des rois, et
voici quelles furent ses paroles :
— Je viens des environs de Sale me, très
loin, en Italie. Mon père était pêcheur,
mon mari aussi; il était beau, comme l'est
un homme heureux, car je lui donnais le
bonheur ! Et j'avais aussi un fils, c'était
le plus bel enfant de la terre...
80 CONTES D'ITALIE
— Comme mon Djiganjir, soupira le
vieux guerrier.
— ... le plus beau et le plus intelligent.
Il avait atteint sa sixième année, quand des
pirates sarrasins débarquèrent sur nos ri-
vages. Ils tuèrent mon père et mon mari,
et avec eux un grand nombre de gens. Ils
enlevèrent mon enfant, et voici quatre ans
que je suis à sa recherche. Il se trouve
aujourd'hui parmi tes soldats, je le sais,
car les soldats dé Bajazet ont fait les pirates
prisonniers, et lorsque tu vainquis le sultan,
tu t'emparas de tout ce qu'il possédait . Tu
dois donc savoir où est mon fils, et, puisque
tu le sais, ton devoir est de me le rendre !
Tous les assistants se mirent à rire et les
rois s'écrièrent (les rois se croient toujours
intelligents) :
— Elle est folle !
Seul, Kermani regardait la femme avec
gravité, tandis que Tamerlan la considérait
plein d'étonnement.
— Elle est folle comme une mère, pro-
nonça tout bas l'ivrogne poète.
l'amour maternel 81
Le roi des rois, ennemi du monde, dit :
— Femme ! Comment es-tu venue de
cette contrée que je ne connais pas, comment
as-tu pu traverser les mers, les fleuves, les
forêts et gravir les montagnes ? Pour-
quoi les fauves et les hommes — souvent
plus féroces que les fauves les plus san-
guinaires — ne t'ont-ils pas attaquée, toi
qui n'avais même pas une arme, la seule
amie des faibles et qui ne les trahit pas tant
que leur bras est vigoureux ? Il faut que je
sache tout cela pour te croire et pour que la
surprise ne m'empêche pas de te com-
prendre ...
. . .Gloire à la mère dont l'amour ne connaît
pas de bornes, dont la poitrine nourrit l'uni-
vers ! Tout ce qui est beau en l'homme lui
vient de la lumière du jour et du lait mater-
nel — voilà ce qui nous imprègne d'amour
pour la vie .
Elle dit à Timour-Leng :
— Je n'ai rencontré qu'une mer, où il y
avait beaucoup d'îles et de bateaux de
pêcheurs ; quand on cherche ce que l'on
6
82 CONTES d'italie
aime, les vents sont favorables. Il est facile
de franchir les fleuves quand on est née et
qu'on a grandi au bord de la mer. Les mon-
tagnes? Je ne me suis pas aperçue qu'il y en
avait...
Alors Kermani, l'ivrogne, dit :
— Quand on aime, les montagnes se
transforment en plaines...
— J'ai traversé des forêts en grand
nombre ! J'ai rencontré des ours, des san-
gliers, des loups-cerviers et des taureaux
terribles dont la tête était penchée vers le
sol; par deux fois, des panthères m'ont
guettée de leurs yeux pareils aux tiens.
Mais toute bête a un cœur; j'ai parlé avec
ces fauves comme je parle avec toi ; ils
comprirent que je suis une mère et ils
s'éloignèrent en soupirant. Ils avaient pitié
de moi ! Ne sais-tu donc pas que les fauves,
eux aussi, aiment leurs petits et savent lut-
ter pour les défendre et les garder aussi
bien que font les hommes?
— Oui, femme ! dit Timour. Et souvent,
je le sais, ils aiment plus fort et luttent
plus opiniâtrement que les hommes !
l'amour maternel 83
— Les hommes, continua-t-elle, comme
un enfant, — toute mère est cent fois
enfant en son âme, — les hommes, ce sont
toujours les enfants de leur mère. Car cha-
cun a une mère, chacun est le fils d'une
mère ; toi aussi, vieillard, et tu le sais bien,
tu as été enfanté par une femme ; tu peux
nier Dieu, mais cela tu es obligé de le
reconnaître !
— Oui, femme ! s'exclama l'intrépide
poète Kermani. De même que d'un trou-
peau de bœufs il ne sortira pas de veaux,
de même sans soleil les fleurs ne s'épa-
nouissent pas ; sans amour il n'y a pas de
bonheur; sans femme il n'y a pas d'amour;
sans mère il n'y a ni héros ni poète !
Et la femme dit :
— Rends-moi mon enfant, Timour, car
je suis mère et je l'aime !
*
* *
... Inclinons-nous devant la Femme, elle
a donné au monde Moïse, Mahomet et le
grand prophète Jésus, qui a été mis à mort
84 contes d'italie
par les méchants ; mais, comme l'a dit
Shérifeddin , il ressuscitera et viendra à
Damas juger les vivants et le3 morts !
Inclinons-nous devant Celle qui enfante
sans se lasser de grands hommes : Aristote
est son fils et aussi Firdousi, et Saadi,
doux comme le miel, et Omar Khayam,
semblable à du vin mélangé avec du poison,
et lskander et Homère l'aveugle. Tous
sont ses enfants. Tous ont bu son lait. Elle
a fait entrer chacun d'eux dans le monde,
en les tenant par la main, quand ils n'étaient
pas plus haut qu'une tulipe. Tout ce qui
fait l'orgueil des peuples vient des mères !
Et alors, Timour-Leng, le vieux tigre boi-
teux, le vieux destructeur de villes, se mit
à réfléchir ; il garda longtemps le silence ;
puis il dit, en s'adressant à tous :
— Men tangri Kouli Timour ! Moi,
Timour, serviteur de Dieu, je dis ce qu'il
faut dire ! Voici : j'ai vécu, et depuis de
longues années la terre gémit sous mon
poids ; il y a trente ans que je détruis de
ma main la récolte de la mort; je la détruis
l'amour maternel 85
pour venger mon fils Djiganjir, parce que
la mort a éteint le soleil de mon cœur ! On
m'a combattu pour conquérir des villes et
des royaumes ; mais jamais personne ne
m'a livré de combats pour la vie d'un
homme. L'homme fut sans valeur à mes
yeux ; je ne savais pas ce qu'il était ni
pourquoi il se trouvait sur ma route. C'est
moi, Timour, qui ai dit à Bajazet, après
l'avoir vaincu : « O Bajazet ! les royaumes
et les hommes ne sont rien aux yeux de
Pieu . Vois : il les met au pouvoir de gens
comme toi qui es difforme, ou comme moi
qui suis boiteux ! » C'est ainsi que je lui ai
parlé quand on me l'amena chargé de
chaînes si lourdes qu'il chancelait sous leur
poids, c'est ainsi que je lui ai parlé en le
regardant dans son malheur et j'ai senti que
la vie était amère comme l'absinthe, la
plante des ruines.
Moi, Timour, serviteur de Dieu, je dis
ce qu'il faut dire! Voici : devant moi se
trouve une femme comme il y en a des
multitudes, et elle a éveillé en mon âme
86 contes d'italik
des sentiments qui m'étaient inconnus. Elle
me parle comme à un égal et elle ne
demande pas, elle exige. Et je vois que j'ai
compris pourquoi cette femme est si forte.
Elle aime, et l'amour Ta aidée à comprendre
que son enfant est une étincelle de vie qui
peut provoquer des flammes durant une
longue suite de siècles. Les prophètes
n'ont-ils pas tous été enfants et les héros
faibles ? O Djiganjir, clarté de mes yeux !
tu aurais peut-être ensemencé la terre de
bonheur ; moi, je l'ai arrosée de sang et
elle est devenue stérile !
De nouveau, le fléau des peuples se plon-
gea dans une longue méditation ; il reprit,
enfin :
— Moi, Timour, serviteur de Dieu, je
dis ce qu'il faut dire. Que trois cents cava-
liers se dirigent à l'instant vers toutes les
extrémités de mon royaume et qu'ils
cherchent le fils de cette femme ! Elle atten-
dra ici et j'attendrai avec elle. Celui qui
reviendra en ramenant l'enfant en croupe
sur son cheval sera heureux. Est-ce bien,
femme ?
l'amour maternel 87
Elle rejeta en arrière ses cheveux noirs
qui couvraient son visage, sourit au roi et
répondit en secouant la tête :
— Oui ! C'est bien !
Alors, le vieillard terrible se leva et s'in-
clina silencieusement devant elle. Le joyeux
poète Kermani chanta avec une allégresse
juvénile :
Quoi de plus beau qu'un hymne aux astres et aux
[fleurs ?
« Une chanson d'amour ! » me répondra la Femme.
Quoi de plus beau que le soleil dans sa splendeur?
L'amoureux s'écriera : « Celle qu'élut mon âme ! »
Certes, l'étoile est belle et l'éclatant flambeau
Du soleil embellit l'azur qui l'environne ;
Plus que les fleurs, les yeux d'une amante sont beaux,
Et mieux que le soleil son sourire rayonne.
Mais le plus beau des chants, nul encor ne l'a dit :
C'est le chant du principe éternel de la terre,
Le chant majestueux, où l'Amour resplendit,
De Celle qu'ici-bas nous appelons : la Mère !
Et Timour-Leng dit à son poète :
— Très bien, Kermani! Dieu ne s'est pas
trpmpé quand il a choisi tes lèvres pour
célébrer sa sagesse.
— Dieu lui-même est un poète, déclara
l'ivrogne Kermani.
88 contes d'italie
La femme souriait ; les rois, les princes,
les chefs d'armée et les autres enfants, tous
souriaient en la regardant, elle, la Mère.
*
* *
Ceci est la vérité ; tous les mots tracés
sur ces pages sont la vérité ; nos mères le
savent ; interrogez-les, et elles vous diront :
— Oui, c'est la vérité éternelle ; nous
sommes plus fortes que la mort, nous qui
donnons sans cesse au monde des sages,
des poètes et des héros, nous qui semons
en lui tout ce qui fait sa gloire !
LA MÈRE DU TRAITRE
Depuis plusieurs semaines déjà, la ville
était entourée d'un réseau compact d'enne-
mis bardés de fer. La nuit, ils allumaient
des feux, et dans les ténèbres épaisses
les flammes regardaient les murs de la ville
avec une multitude d'yeux rouges et mal-
veillants. Et ces clartés épiantes suscitaient
dans l'esprit des assiégés de sombres pen-
sées.
Du haut des murs, on pouvait voir la
chaîne des ennemis se resserrer chaque jour
davantage et leurs ombres démesurées s'a-
giter autour des feux. On entendait le hen-
nissement des chevaux repus, mêlé au cli-
quetis des armes, aux rires sonores et aux
chants d'allégresse des soldats, et rien ne
90 CONTES D'ITALIE
semblait plus atroce que la gaîté de cette
armée, sûre de la victoire.
Toutes les sources qui alimentaient la
ville avaient été comblées de cadavres par
les ennemis. Ils avaient incendié les vignes,
foulé aux pieds les champs, saccagé les jar-
dins. La cité était ouverte de toutes parts, et
il ne se passait pas de jour que les canons
et les mousquets des assiégeants n'y en-
voyassent du fer et du plomb.
Dans les rues étroites, défilaient d'un air
morne des détachements de soldats harassés
et à demi morts de faim. Par les fenêtres
des maisons s'échappaient les gémissements
des blessés, les cris de délire, les prières des
femmes et les sanglots des enfants. On ne
parlait qu'à mi-voix, d'un ton accablé ; on
se coupait brusquement la parole l'un à
l'autre ; on écoutait avec attention si l'en-
nemi ne montait pas à l'assaut.
C'était surtout le soir que la vie devenait
insupportable. Alors, dans le silence, les
lamentations devenaient plus distinctes et
plus nombreuses ; des ombres d'un bleu noir,
LA MÈRE DU TRAÎTRE 91
dérobant aux regards le camp ennemi, ram-
paient hors des crevasses des montagnes
lointaines pour se diriger vers les murailles
à demi détruites, et la lune se levait au-des-
sus des dentelures sombres des sommets,
pareille à un bouclier égaré, bosselé par les
coups de pesantes épées.
N'espérant plus aucun secours, épuisés par
la fatigue et par la faim , les assiégés regar-
daient avec effroi les dents aiguës des
cimes, les gueules noires des gorges et le
camp bruyant de l'ennemi '. Tout leur par-
lait de la mort, et nulle étoile consolante ne
brillait pour eux.
Dans les maisons, on craignait d'allumer
des lumières; des ténèbres épaisses inon-
daient les rues, et parmi ces ténèbres, une
femme enveloppée de la tête aux pieds dans
un manteau noir, se glissait sans bruit,
comme un poisson au fond de la rivière.
En la voyant, les gens s'interrogeaient :
— Est-ce elle ?
— C'est elle !
Et ils se cachaient dans des encoignures,
92 CONTES D'ITALIE
ou bien, baissant la tête, ils passaient vite et
sans mot dire. Les chefs des patrouilles l'ad-
monestaient d'une voix sévère :
— Vous voilà de nouveau dans la rue,
Monna Marianna ? Prenez garde, vous pou-
vez être tuée, et personne ne recherchera le
coupable...
Elle, toute droite, attendait, mais la pa-
trouille s'éloignait, soit qu'elle n'osât pas
porter la main sur elle, soit qu'elle dédai-
gnât de le faire. Solitaire, Monna Marianna
reprenait alors sa route vers on ne sait où,
traversant rue après rue, muette et noire,
pareille à l'incarnation des malheurs de la
ville; autour d'elle, des sons lugubres ram-
paient plaintivement et la poursuivaient :
gémissements, pleurs, prières, bruit de
voix mornes des soldats qui avaient perdu
l'espoir de vaincre.
Citoyenne et mère, elle pensait à son fils
et à la patrie. A la tête de ceux qui anéan-
tissaient la ville se trouvait son propre fils,
un beau garçon impitoyable et joyeux ;
naguère encore, elle le regardait avec fierté,
LA MÈRE DU TRAÎTRE 93
comme un cadeau précieux fait par elle à la
patrie, comme une force bienfaisante, en-
gendrée par elle pour secourir les habitants
de la cité, du nid où elle était née elle-même,
où elle l'avait mis au monde et nourri. D'in-
nombrables liens indestructibles unissaient
son cœur aux pierres antiques, dont ses
ancêtres avaient bâti les maisons et édifié les
murs de la ville, à la terre où reposaient les
os des membres de sa famille, aux légendes,
aux chansons et aux espoirs des siens.
Ce cœur saignait d'avoir perdu l'être qui lui
était le plus proche ; cependant Marianna
n'aurait su dire lequel l'emportait en elle, de
l'amour maternel ou de l'amour de la patrie.
C'est ainsi que Monna Marianna se pro-
menait nuitamment dans les rues; bien des
gens s'effrayaient, qui prenaient sa noire
silhouette pour la personnification de la
mort, proche pour tous ; quand ils la recon-
naissaient, ils s'écartaient, sans parler, de la
mère du traître.
Or, une nuit, dans un coin solitaire, près
du mur delà ville, elle aperçut une femme ;
/
94 CONTES d'italie
agenouillée à côté d'un cadavre, immobile,
tel un bloc de terre, la femme priait,
levant vers les étoiles son visage douloureux ;
sur le mur, au-dessus de sa tête, des senti-
nelles s'entretenaient à voix basse ; les armes
cliquetaient en se heurtant aux pierres des
créneaux.
La mère du traître demanda :
— Est-ce ton mari?
— Non.
— Ton frère?
— Mon fils. Mon mari a été tué il y a
treize jours, et celui-ci aujourd'hui.
Et se levant, la mère du mort ajouta d'un
ton résigné:
— La Madone voit tout, connaît tout ;
grâces lui soient rendues !
— Pourquoi ? demanda la première.
L'autre lui répondit :
— A présent qu'il est mort loyalement,
en combattant pour sa patrie, je puis dire
qu'il faisait naître en mon cœur une cer-
taine appréhension : il était léger, il aimait
trop la vie joyeuse, en sorte que je craignais
LA MÈRE DU TRAITRE 95
qu'il ne fût entraîné à trahir la cité, comme
l'a fait le fils de Marianna, l'ennemi de Dieu
et des hommes, le chef de nos adversaires.
Ah ! celui-là, qu'il soit maudit ! Que le sein
qui Ta conçu soit maudit !
Se cachant le visage, Marianna s'en fut ;
le lendemain matin, elle se rendit chez les
défenseurs de la ville et leur dit :
— Tuez-moi, puisque mon fils est devenu
votre ennemi, ou laissez-moi quitter la ville
pour que je me réfugie auprès de lui...
— Tu es une créature humaine, et ta
patrie doit têtre chère: ton fils est un enne-
mi pour toi comme il l'est devenu pour cha-
cun de nous...
— Je suis sa mère, je l'aime et je me
considère comme coupable de sa trahison.
Alors, ils tinrent conseil pour savoir ce
qu'ils feraient d'elle, et voici ce qu'ils déci-
dèrent :
— Femme! l'honneur nous défend de te
mettre à mort. Nous savons que tu n'as pu
suggérer à ton fils le crime odieux qu'il a
commis, et nous devinons combien tu dois
96 contes d'Italie
en souffrir. Mais tu es inutile à la ville,
même comme otage ; ton fils ne se soucie pas
de toi. Nous pensons qu'il t'a oubliée, et ce
sera là ton châtiment, si tu trouves que tu
en mérites un ! Il nous semble pire que la
mort!
— Oui, dit-elle, il est pire que la mort!
On ouvrit la porte devant elle, et elle sor-
tit de la ville ; longtemps, du haut des murs.
ses concitoyens la regardèrent marcher sur
la terre natale tout imbibée du sang répandu
par son fils. Elle allait lentement, déta-
chant à grand'peine les pieds de ce sol ; elle
saluait les cadavres des défenseurs de la ville,
repoussait dédaigneusement du pied les
armes brisées. Les mères haïssent les armes
offensives, elles n'admettent que celles qui
servent à défendre la vie humaine.
Elle semblait porter sous son manteau
une coupe pleine d'un liquide qu'elle craignait
de répandre ; en s'éloignant, elle devenait
LA MÈRE DU TRAITRE 97
toujours plus petite ; et ceux qui la regar-
daient du haut des murs avaient l'impres-
sion de voir parlir avec elle le désespoir et
l'anxiété.
A mi-chemin, elle s'arrêta, rejeta en
arrière le capuchon qui lui couvrait la tête,
et contempla longuement la ville. Du
camp ennemi, on aperçut cette femme seule
au milieu des champs, et des silhouettes
sombres s'approchèrent d'elle avec une len-
teur prudente.
On lui demanda qui elle était et où elle
allait.
— Votre chef est mon fils, déclara- 1- elle,
et aucun des soldats ne douta de sa parole,
lisse groupèrent autour d'elle et marchèrent
à ses côtés en louant la vaillance et le génie de
leur général. Elle les écouta en relevant la
tête avec fierté, mais elle ne parut pas éton-
née: c'est ainsi que devait être son fils.
Et la voilà devant celui qu'elle n'avait
jamais senti hors de son cœur. Il était vêtu
de soie et de velours, et ses armes étaient
serties de pierres précieuses. Tel il lui
98 CONTES d'italie
4
apparut, tel elle l'avait vu maintes fois en
rêve.
— Mère ! s'écria-t-il, en lui baisant les
mains. Tu es venue à moi; tu m'as com-
pris ; je prendrai cette ville maudite demain !
— Cette ville où tu es né ! lui rappela-
t-elle.
Enivré par ses exploits, ambitieux d'une
gloire plus grande, il parla avec l'ardeur
insolente de la jeunesse :
— Je suis né dans le monde et pour le
monde, afin de le frapper d'étonnement ! Si
j'ai fait grâce à cette ville, c'est à cause de
toi; elle m'empêche de voler à la gloire
aussi vite que je le voudrais . Mais puisque
tu l'as quittée, je détruirai dès demain ce
repaire de rebelles ! . .
— ...Où chaque caillou te connaît depuis
ta plus tendre enfance, soupira-t-elle.
— Les pierres sont muettes, si l'homme
ne les oblige pas à parler. Que les mon-
tagnes se mettent à parler de moi, tel est
mon désir !
— Mais — les hommes ! demanda-t-elle.
LA MÈRE DU TRAÎTRE!* 99
— Mère, je ne les oublie pas. J'ai besoin
d'eux aussi, car c'est seulement dans la mé-
moire des hommes que les héros sont im-
mortels.
Elle dit:
— Le héros, c'est celui qui crée de la vie
en dépit de la mort, c'est celui qui vainc la
mort.
— Non ! répliqua-t-il. Celui qui anéantit
une ville est aussi glorieux que celui qui l'a
bâtie. Nous ignorons si c'est Enée ou Romu-
lus qui a fondé Rome, mais nous savons
avec certitude que c'est Alaric et ses soldats
qui l'ont détruite.
Ils s'entretinrent ainsi jusqu'au coucher
du soleil. Marianna interrompait avec une
brusquerie toujours croissante les discours
insensés de son fils et sa tête hautaine s'in-
clinait toujours davantage.
La mère crée, puis protège; parler devant
elle de destruction, c'est parler contre son
œuvre. Le fils l'ignorait. : :
-* j ->
100 CONTES D'ITALIE
La mère est toujours l'adversaire de la
mort, et la main qui tue dans la demeure
des hommes est haïe de toutes les mères. Le
fils ne le voyait pas, car il était aveuglé par
le froid éclat de la gloire qui corrompt les
cœurs.
Et il ne savait .pas que la mère est un
fauve rusé et impitoyable autant qu'intrépide,
quand il s'agit de la Vie qu'elle a la mission
sur terre de perpétuer et de secourir*
Marianna était assise, le dos voûté ; par
la portière relevée de la somptueuse tente,
elle pouvait voir la ville où elle avait éprouvé
pour la première fois le doux émoi de la
conception et les douloureuses convulsions
de l'enfantement de celui qui voulait main-
tenant faire œuvre néfaste.
Les rayons écarlates du soleil inondaient
de sang les murailles et les tours de la cité.
Les vitres des fenêtres étincelaient d'un
reflet menaçant. La ville tout entière sem-
blait blessée, et la sève pourpre de la vie s'é-
coulait par mille plaies ; le temps passa ; la
IcUé devint noire comme un cadavre ; pa-
LA MÈRE DU TRAÎTRE 101
reilles à des cierges funéraires, les étoiles
s'allumèrent au-dessus d'elle.
La mère voyait là-bas les maisons obscures
où Ton craignait de faire de la lumière, pour
ne pas attirer l'attention des ennemis; elle
voyait les rues ténébreuses qu'emplissaient
l'odeur des cadavres et le chuchotement
étouffé des gens qui attendaient la mort. Elle
voyait chaque chose et tout le monde; ce
décor familier et cher était là, tout près
d'elle, dans l'attente silencieuse de la déci-
sion qu'elle prendrait. Elle se sentait la mère
de tous les habitants de la cité.
Du haut des noirs sommets de la mon-
tagne, les nuages descendaient dans la
plaine, pareils à des chevaux ailés se ruant
sur la ville vouée à la mort.
— Peut-être l'attaquerons-nous déjà cette
nuit, s'il fait suffisamment sombre ! dit
le fils. Il est incommode de massacrer
quand le soleil éblouit et que les reflets des
armes vous aveuglent. On porte souvent des
coups à faux.
La mère demanda :
j
102 CONTES D'iTALIR
— Vien9, posetatêle sur mon sein, re-
pose-toi, rappelle-toi comme tu étais bon et
joyeux quand tu étais enfant ; alors tout le
monde t'aimait.
Il obéit, se coucha sur les genoux de sa
mère et ferma les yeux en disant:
— Je n'aime que la gloire et toi, parce
que lu m'as fait ce que je suis...
— Et les femmes? demandait-elle, en se
penchant vers lui.
— J'en ai beaucoup; elles lassent vite,
comme tout ce qui est trop doux.
Elle le questionna une dernière fois.
— Et tu ne désires pas avoir d'enfants?
— Pourquoi? Pour qu'on les tue? J'en
souffrirais, et je serais sans doute déjà trop
vieux et trop Faible pour les venger.
— Tu es beau, mais stérile comme l'é-
clair, soupira- t-elle douloureusement.
Il répliqua en souriant :
— Oui, comme l'éclair...
Et il se mit à sommeiller sur le sein de sa
mère, comme un enfant.
Alors, elle le couvrit de son manteau noir
LA MÈRE DU TRAÎTRE 103
et lui plongea un poignard dans le cœur. Il
tressaillit et mourut aussitôt ; le coup était
allé droit à son but, car une mère sait tou-
jours où bat le cœur de son enfant. Repous-
sant le cadavre qui gisait sur ses genoux
jusqu'aux pieds des gardes consternés, elle
s'écria, en regardant la ville:
— Gomme citoyenne, j'ai fait pour la
patrie tout ce que j'ai pu. Gomme mère, j'ac-
compagne mon fils ! Il est trop tard pour
que j'en enfante un autre, ma vie n'est
utile à personne !
Et ce même poignard, encore tiède du
sang de son fils, — de son sang à elle, — elle
le planta d'une main ferme dans son cœur.
Quand le cœur souffre, il est facile de l'at-
teindre sans se tromper.
LA MÈRE DU MONSTRE
Un jour torride, le silence : la vie s'est
figée en un repos lumineux ; le ciel contemple
affectueusement la terre, d'un œil lucide et
bleu dont le soleil est la prunelle flam-
boyante*
La mer est forgée d'un métal céruléen et
lisse; immobiles, les barques polychromes
des pêcheurs semblent soudées à l'hémicycle
du golfe aussi resplendissant que le ciel.
Une mouette passe en agitant paresseusement
ses ailes, et l'eau montre un autre oiseau,
plus blanc et plus beau que celui qui vole
dans les airs.
Le lointain est indistinct. Dans une brume,
on entrevoit une île violette, dont on ne sait
si elle vogue doucement ou si elle fond sous
LA MÈRE DU MONSTRE 105
l'ardeur du soleil; c'est un roc solitaire au
milieu de la mer, une ravissante gemme du
collier de la baie de Naples.
Tout en saillies, Mot pierreux descend
vers la mer; il est somptueux et couronné
par le feuillage sombre de la vigne, des oran-
gers, des citronniers et des figuiers, et par
les minces feuilles des oliviers couleur d'ar-
gent terni. Parmi ce torrent de verdure qui
dévale à pic dans la mer, des fleurs blanches,
rouges et dorées sourient amicalement, et
les fruits orangés et jaunes font penser aux
étoiles qui brillent dans les nuits chaudes et
sans lune, quand le firmament est sombre
et l'air humide .
Au ciel, sur la mer et dans l'âme, le silence
règne ; on se plaît à écouter la muette invo-
cation de tous les êtres vivants au Dieu-
Soleil.
Entre les jardins serpente un étroit sen-
tier; une femme le suit, qui se dirige vers
la mer. Elle est grande, et sa robe noire et
rapiécée est roussie par le soleil. Sur sa tête
que n'abrite aucune coiffure, ses cheveux
106 CONTES d' ITALIE
argentés scintillent; ils entourent de petites
boucles le haut front, les tempes et la peau
bronzée des joues : sans doute est-il impos-
sible de lisser ces cheveux-là.
Le visage est austère et rude ; qui Ta vu
ne l'oublie pas ; il y a quelque chose de pro-
fondément antique dans cette physionomie
sèche, et quand on rencontre le regard droit
et sombre de ses yeux, on pense involon-
tairement aux torrides déserts de l'Orient, à
Débora et à Judith.
La tête penchée, la femme crochète ; l'a-
cier de l'instrument étincelle ; le peloton de
laine est caché dans une poche quelconque
du vêtement, mais il semble que le fil rouge
sorte de la poitrine de la femme. Le sentier
est escarpé et capricieux, on entend les
pierres crisser en dégringolant, mais la
vieille descend avec autant d'assurance que
si ses pieds eux-mêmes voyaient le chemin.
Voici quelle est son histoire. Peu après
LA MÈRE DU MONSTRE 107
son mariage avec un pêcheur, son mari par-
tit un jour pour la pêche ; il ne revint ja-
mais, la laissant sur le point d'être mère.
Quand l'enfant naquit, elle le cacha aux
yeux de tout le monde ; jamais on ne la vit
sortir avec lui dans la rue, au soleil, pour se
glorifier de son fils, comme font toutes les
mères ; elle le tint, au contraire, enveloppé de
chiffons, dans un coin obscur de sa chau-
mière; et pendant longtemps, aucun voisin
n'avait pu se rendre compte de la conforma-
tion du nouveau-né ; on apercevait seule-
ment sa grosse tête et ses immenses yeux
immobiles dans sa figure jaune. On remar-
qua aussi que la mère qui, auparavant, luttait
contre la misère gaîment et sans se lasser,
qui savait inspirer du courage aux autres,
était devenue taciturne, et semblait toujours
réfléchir on ne savait à quoi; les sourcils
froncés, elle regardait tout au travers d'un
voile de douleur, d'un regard étrange qui
paraissait questionner.
Il ne fallut pas longtemps pour que tous
apprissent son malheur : l'enfant était venu
108 CONTES D'ITALIE
au monde infirme ; voilà pourquoi elle le
cachait, voilà ce qui l'accablait.
Alors les voisins compatissants lui dirent
qu'ils comprenaient quelle honte c'était pour
une femme d'être la mère d'un infirme;
personne, sauf la Madone, ne savait si cette
cruelle épreuve était une juste punition ;
quoi qu'il en soit, l'enfant n'était coupable
en rien, et elle avait tort de le priver de
soleil.
Elle écouta les gens et leur montra son
fils : il avait des jambes et des bras courts
comme des nageoires de poisson ; une tête
boursouflée en forme de grosse boule, qui
avait peine à se dresser sur le cou mince et
frêle ; le visage était tout sillonné de rides,
comme celui d'un vieillard ; les yeux étaient
troubles, et la bouche se fendait en un sou-
rire inerte.
Les femmes pleurèrent en le regardant,
les hommes s'en allèrent, maussades, avec
une grimace de mépris. La mère du monstre
s'était assise à terre ; tantôt elle baissait la
tête, tantôt elle la relevait, et regardait tout
LÀ MÈRE DU MONSTRE 109
le monde comme si elle eût demandé sans
parler quelque chose que personne ne com-
prenait.
Les voisins fabriquèrent pour l'infirme
une caisse semblable à un cercueil ; ils la
remplirent de peigniires de laine, placèrent
l'avorton dans ce nid moelleux et tiède et
le portèrent dans un coin de la cour, dans
l'espoir que le soleil, qui chaque jour fait
des miracles, en accomplirait un de plus*
Mais le temps passa, et le monstre resta
le même ; une énorme tête, un tronc allongé
avec quatre moignons atrophiés. Seul, le
sourire prit une expression toujours plus
définie de gloutonnerie insatiable ; la bouche
se garnit de deux rangées de dents aiguës
et fortes. Les petites pattes courtes apprirent
à saisir les morceaux de pain et aies porter,
sans presque jamais se tromper, à la grande
bouche chaude.
Il était muet, mais quand on mangeait
près de lui, et qu'il sentait l'odeur de la
nourriture, il ouvrait son museau et pous-
sait des mugissements rauques, en hochant
HO CONTES D'iTALIE
sa tête pesante ; le blanc terne de ses yeux
se couvrait d'un rouge réseau de veinules
sanglantes.
Il mangeait beaucoup, et toujours davan-
tage. Son mugissement devenait continu. La
mère travaillait sans prendre de repos, mais
son gain était bien maigre; parfois même
elle n'en avait pas du tout. Elle ne se plai-
gnait pas, et acceptait à contre-cœur et tou-
jours en silence, le secours de ses voisins.
Pendant son absence, les gens, énervés par
le mugissement de l'infirme, s'empressaient
de fourrer dans l'insatiable bouche des croû-
tes de pain, des fruits, des légumes, de tout
ce qu'on peut manger.
— Il t'aura bientôt toute dévorée ! disait-
on à la mère. Pourquoi ne le mets-tu pas
dans un asile ?
Elle répondait d'un air sombre :
— Ne me parlez pas de cela ! Je suis sa
mère ! C'est moi qui l'ai mis au monde ;
c'est moi qui dois le nourrir!
Elle était belle, et plus d'un homme
rechercha son amour, mais elle les écon-
LÀ MÈRE OU MONSTRE 111
duisit tous. A l'un d'eux qui lui plaisait
mieux que tous les autres, elle dit:
— Je ne puis être ta femme. J'ai peur
d'enfanter encore un monstre. Ce serait une
honte pour toi. Non, va-t-en !
L'homme insista, lui rappela la Madone
qui est juste envers les mères et les consi-
dère comme ses sœurs. La mère du monstre
lui répondit:
— Je ne sais de quoi je suis coupable :
hélas! je suis punie bien cruellement.
Il supplia, pleura, se mit en colère, mais
elle répéta, obstinée:
— J'ai peur... je n'ai plus foi dans mon
destin... Va-t-en!
Il partit alors très loin et disparut à
jamais.
Et ainsi, pendant de longues années, elle
remplit la gueule sans fond qui mâchait
toujours. Le monstre engloutissait le fruit
de son travail, son sang et sa vie. La tête de
l'avorton se développait et devenait toujours
112 CONTES D ? ITALIE
plus affreuse : on eût dit une boule prête à
se détacher du mince cou atrophié et à s'en-
voler, se cognant aux angles des maisons et
se balançant avec paresse de côté et d'autre»
Tous ceux qui regardaient en passant dans
la cour s'arrêtaient sans le vouloir, stupé-
faits, frissonnants, ne sachant ce qu'ils
voyaient. Près du mur où grimpait une
vigne, une caisse était posée sur des pierres,
comme sur un autel, et de cette caisse sur-
gissait la tête du monstre, qui attirait les
regards des passants. Le visage était jaune
et sillonné de rides, les pommettes saillantes ;
les yeux ternes s'écarquillaient, désorbités,
et leur image se gravait pour longtemps
dans la mémoire. Le large nez épaté frémis-
sait; les mâchoires et les pommettes aux
dimensions disproportionnées se mouvaient
sans cesse ; les lèvres gercées remuaient,
découvrant les dents carnassières, et deux
grandes oreilles de bête saillaient de chaque
côté de la tête comme si elles eussent vécu
d'une vie propre . Ce masque terrifiant était
surmonté d'une toison de cheveux noirs et
LA MÈRE DU MONSTRE 113
frisés en petites boucles comme ceux d'un
nègre.
Tenant dans sa main courte et menue,
telle une patte de lézard, un morceau d'un
comestible quelconque, le monstre penchait
la tête avec les gestes d'un oiseau de proie,
déchiquetait l'aliment avec ses dents, mâchait
avec bruit et reniflait. Quand il était repu
et qu'il regardait les gens, il découvrait tou-
jours la mâchoire. Ses yeux se mouvaient
vers la racine du nez et se confondaient en
une tache trouble et sans fond, sur ce visage
à demi-morj, dont les contractions rappe-
laient une agonie. Quand il avait faim, il
tendait le cou en avant et ouvrait sa gueule
rouge, agitant une mince langue de serpent
et meuglant d'une voix impérieuse.
Les gens s'en allaient en se signant et en
chuchotant des prières ; ils se rappelaient
tout le mal dont ils avaient souffert, tous
les malheurs qu'ils avaient éprouvés dans la
vie.
Un vieux forgeron, homme de caractère
morose, répéta bien des fois:
8
114 CONTES D'ITALIE
— Quand je vois cette bouche qui englou-
tit tout, je me dis que ma force à moi a été
dévorée par je ne sais trop quoi, qui lui
ressemble. Il me paraît que, tous, nous
vivons et nous mourons pour entretenir des
parasites.
Et cette tête muette faisait naître chez
tout le monde des pensées mornes et des
sentiments qui terrifiaient le cœur.
La mère du monstre se taisait, écoutant
les propos des voisins. Ses cheveux devinrent
très vite blancs, et des rides se dessinèrent
sur son visage. Depuis longtemps déjà, elle
ne savait plus rire. Les gens n'ignoraient
pas qu'elle passait des nuits entières, immo-
bile sur le seuil, à regarder au ciel, comme
si elle en attendait du secours. Haussant les
épaules, ils se disaient l'un à l'autre ;
— Qu'a-t-elie à attendre?
— Porte-le sur la place, près de la vieille
église ! lui conseilia-t-on . Les étrangers s'y
promènent; ils lui jetteront quelquefois des
sous de cuivre.
La mère tressaillit, effrayée, et répondit:
LA MÈRE DU MONSTRE 115
— Ce serait affreux si des étrangers le
voyaient, que penseraient-ils de nous?
On lui répliqua :
— Le malheur existe dans tous les pays ;
personne ne l'ignore.
Elle hocha la tête négativement.
Or il advint que des étrangers qui
rôdaient dans le village, en jetant des coups
d'œil dans toutes les cours, aperçurent le
monstre enfoui dans sa caisse. La mère fut
témoin de leurs grimaces de dégoût, et les
entendit parler avec répugnance de son fils.
Mais elle fut surtout frappée par quelques
mots prononcés avec mépris, avec animo-
sité, avec un air de triomphe manifeste.
Elle retint ces sons, se répéta bien souvent
ces paroles étrangères où son cœur d'Ita-
lienne et de mère devinait une signification
insultante. Le même jour elle alla chez un
portefaix de sa connaissance et lui demanda
le sens des mots qu'elle avait entendus.
— Reste à savoir qui les a prononcés,
répondit-il en fronçant le sourcil. Gela signi-
fie: « L'Italie meurt avant toutes les autres
116 CONTES D'ITALIE
nations latines »... Où as-tu entendu ce
mensonge ?
Elle s'en alla sans répondre .
Et le lendemain , son fils ayant trop mangé,
mourut dans les convulsions.
Elle s'assit dans la cour, près de la caisse,
la main posée sur la tête inanimée. Pai-
sible, elle attendait visiblement quelque
chose ; elle jetait un coup d'œil interroga-
teur sur chacun de ceux qui venaient chez
elle pour voir le mort.
Tous gardaient le silence. Personne ne
lui demanda rien, quoique, peut-être, beau-
coup eussent voulu la féliciter, car elle était
libérée de son esclavage, — ou lui dire des
paroles consolantes, puisqu'elle avait perdu
son fils. Mais tousse turent obstinément. Par-
fois, les gens comprennent que certaines
choses ne peuvent être dites sans réticences.
Longtemps après la mort du monstre elle
regardait encore les gens en face comme si
elle les eût interrogés à propos d'on ne sait
quoi, puis, peu à peu, elle sembla oublier.
JUSTICE POPULAIRE
Récit d'un villageois.
... Le jour où la chose arriva, le sirocco
soufflait. C'est un vent humide d'Afrique, un
vilain vent qui excite les nerfs et rend les
gens de méchante humeur. Voilà qui explique
simplement pourquoi Giuseppe Girotta et
Luigi Meta, tous deux cochers, se dispu-
tèrent ce jour-là. La querelle naquit on ne
sait comment, on ignore qui la suscita ; on vit
seulement Luigi se précipiter sur Giuseppe
et essayer de le saisir à la gorge, tandis que
celui-ci, la tête rentrée dans les épaules,
dissimulait son gros cou rouge, et se mettait
en garde avec ses poings solides.
On les sépara sur-le-champ et on les inter-
rogea.
— Qu'y a-t-il?
118 CONTES D'ITALIE
Bleu de colère, Luigi cria :
— Que ce bœuf répète devant tout le
monde ce qu'il a dit de ma femme !
Giuseppe voulait s'en aller ; il cacha ses
petits yeux dans les plis d'une grimace dédai-
gneuse, secoua sa tête noire et ronde, et
refusa de répéter les paroles outrageantes.
Luigi dit à haute voix :
— Il prétend qu'il a reçu des caresses de
ma femme.
— Hé ! dirent les gens, ce n'est pas une
petite affaire. Elle mérite d'être étudiée
attentivement. Du calme, Luigi ! Tu es étran-
ger parmi nous, mais ta femme est d'ici ;
nous l'avons tous connue enfant et, si tu es
outragé, sa faute retombe sur nous tous,
soyons justes !
On passa à Giuseppe.
" — Tu as dis cela?
— Hé bien, oui, avoua l'autre.
— Et c'est la vérité?
— Qui et quand m'a-t-on convaincu de
mensonge ?
Giuseppe était un honnête homme, un bon
JUSTICE POPULAIRE H 9
père de famille, et l'affaire prenait très mau-
vaise tournure. Les assistants étaient sombres
et pensifs. Luigi rentra chez lui et dit à
Concetta :
— Je pars ! Je ne veux plus rien savoir
de toi tant que tu n'auras pas prouvé que
les paroles de ce drôle sont des calomnies.
Elle pleura, naturellement, mais les larmes
ne prouvent pas grand'chose. Luigi tint
parole et elle resta seule, avec un enfant sur
les bras, sans pain et sans argent. '
Les femmes intervinrent, surtout Gate-
rina, la marchande de légumes, fine com-
mère, qui ressemblait à un vieux sac
tout bourré de chair et d'os et plissé çà et là.
— Signors, dit-elle, vous l'avez entendu,
votre honneur à tous est enjeu. Ce n'est pas
une espièglerie, inspirée par une nuit de
lune trop belle ; le sort de deux mères en
dépend, n'est-ce pas? Je prends Concetta
chez moi, elle y vivra jusqu'au jour où nous
découvrirons la vérité.
Ce qui fut fait; puis Caterina et Lucia,
sorcière sèche et braillarde dont la voix
120 CONTES D 'ITALIE
s'entend à trois kilomètres, entreprirent le
pauvre Giuseppe : elles le firent venir chez
elles et se mirent à tirailler son âme, comme
si c'eût été un vieux chiffon.
— Eh bien, brave homme, dis un peu,
l'as-tu eue souvent Goncetta ?
Le gros Giuseppe gonfla ses joues, réflé-
chit et répondit :
— Une seule fois.
— On pouvait le dire sans réfléchir si
longtemps, fit observer Lucia tout haut,
mais comme si elle se parlait à elle-même.
— Etait-ce le soir, la nuit, le matin ?
demanda Gaterina, du ton d'un juge d'ins-
truction.
Sans hésiter, Giuseppe choisit le soir.
— Faisait-il encore clair ?
— Oui, répliqua-t-ii.
— Alors, tu as vu son corps.
— Bien sûr!
— Dis-nous donc un peu comment il est
fait!
Giuseppe comprit à quoi tendaient ces
questions captieuses ; il ouvrit la bouche,
JUSTICE POPULAIRE 121
comme un moineau étouffé par un grain
d'orge et se mit à grommeler, si furieux que
ses grandes oreilles s'injectèrent de sang et
devinrent violettes :
— Quepuis-je en dire ? fit-il. Je ne l'ai
pas examinée comme un docteur.
— Tu manges des fruits sans les admirer?
demanda Lucia. Mais tu as peut-être quand
même remarqué une particularité de Con-
cetta? continua-t-elle en clignant de l'œil
malicie usemen t .
— Cela s'est fait si vite, que, vraiment,
je n'ai rien remarqué, répondit Giuseppe.
— Donc, tu ne l'as pas eue ! conclut
Caterina. Et les deux vieilles embrouillèrent
si bien Giuseppe dans ses contradictions que
le gaillard finit par avouer :
— Il ne s'est rien passé, j'ai parlé par
méchanceté.
Les deux vieilles n'en témoignèrent aucune
surprise.
— C'est bien ce que nous pensions, dirent-
elles, et le laissant aller en paix, elles remirent
l'affaire au jugement des hommes.
122 CONTES d'italie
Deux jours après se réunit notre assem-
blée communale. Giuseppe Cirotta se pré-
senta devant elle, accusé de calomnie envers
une femme. Le vieux forgeron Giacomo
Fasca prit la parole :
— Citoyens, camarades, braves gens !
Puisque nous désirons qu'on soit juste
envers nous, nous devons nous montrer
justes les uns envers les autres. Que tout
le monde sache que nous comprenons la
haute valeur de ce que nous réclamons et
que pour nous la justice n'est pas un vain
mot. Voici un homme qui a calomnié une
femme, outragé un camarade, détruit un
foyer et fait naître le chagrin dans un autre,
en obligeant sa propre femme à souffrir de la
jalousie et de la honte. Nous devons le trai-
ter sévèrement. Que proposez-vous?
Soixante-sept bouches prononcèrent :
— L'expulser de la commune !
Quinze hommes trouvèrent que le châti-
JUSTICE POPULAIRE 123
t
ment était trop sévère, et la discussion com-
mença. On se mit à crier avec acharnement :
il s'agissait là du sort d'un homme, qui, de
plus, était marié et père de trois enfants...
de quoi ceux-ci et leur mère étaient-ils cou-
pables ? L'homme avait une maison, une
vigne, une paire de chevaux, quatre ânes
pour les étrangers ; il avait gagné tout cela
à la sueur de son front; il lui en avait coûté
bien du travail. Le pauvre Giuseppe était
seul, dans un coin, et regardait ses juges
d'un air sombre.
Assis sur une chaise, le dos voûté, la tête
basse, il pétrissait son chapeau entre ses
mains ; il en avait déjà arraché le ruban et en
déchirait peu à peu les bords, tandis que ses
doigts dansaient comme ceux d'un violo-
niste. Quand on lui demanda ce qu'il avait
à dire, il répondit, après s'être redressé et
levé avec beaucoup de peine :
— Je réclame votre indulgence. Per-
sonne n'est impeccable. Me chasser du lieu
où j'ai vécu plus de trente ans, où mes
ancêtres ont travaillé, cène serait pasjustel
124 contes d'italie
A leur tour, les femmes s'élevèrent contre
l'expulsion; enfin, voici ce que Fasca pro-
posa :
— Je pense, mes amis, qu'il sera suffi-
samment puni si nous l'obligeons à verser à
la femme et à l'enfant de Luigi, la moitié de
ce que gagnait celui-ci !
On discuta encore longuement, mais fina-
lement on adopta cette résolution. Giuseppe
Cirotta fut fort satisfait de s'en être tiré à si
bon compte: au surplus, tout le monde était
content de cette solution : l'affaire ne serait
pas portée devant les tribunaux, elle avait
été réglée sans effusion de sang, en famille.
Nous n'aimons pas que les journalistes com-
mentent nos affaires dans une langue où les
mots compréhensibles sont aussi rares que
les dents dans la bouche d'un vieillard, ni
que les juges, ces gens qui nous sont étran-
gers et qui comprennent très mai la vie,
parlent de nous comme si nous étions des
sauvages et eux des anges célestes. Nous
sommes des gens simples et nous regardons
la vie avec simplicité !
JUSTICE POPULAIRE 125
Il fut donc résolu que Giuseppe nourrirait
la femme et l'enfant de Luigi ; mais l'affaire
ne se termina pas ainsi. Quand ce dernier
apprit que Giuseppe avait menti, que sa
femme était innocente et que le calomnia-
teur avait été condamné par nous, il fit venir
Concetta auprès de lui en écrivant briève-
ment :
« Viens me retrouver et nous vivrons de
nouveau heureux ensemble. N'accepte pas
un centime de cet homme ; si tu en as déjà
reçu de l'argent, jette-le-lui à la figure ! Je ne
suis pas, moi non plus, coupable envers toi ;
aurais-je pu penser qu'on peut mentir quand
il s'agit d'amour? »
Et à Giuseppe, il écrivit ceci :
« J'ai trois frères, et nous nous sommes
juré tous les quatre que nous t'étranglerons
comme un mouton si jamais tu quittes l'île
pour venir à Sorrento, à Gastellamare, à
Torre, où que ce soit. Gela est aussi vrai
que les gens de ta commune sont de braves
et honnêtes gens. Ma femme n'a pas besoin
de ton argent ; mon cochon lui-même refu-
126 contes d'italie
serait de manger ton pain. Ne quitte jamais
File avant que je t'aie permis de le faire ! »
Et voilà ! On dit queGiuseppe a porté cette
lettre à notre juge et lui a demandé si Luigi
ne pouvait pas être condamné pour menaces.
Le juge aurait répondu :
— Évidemment, mais alors ses frères
viendraient ici tous trois et vous égorge-
raient à coup sûr. Je vous conseille d'at-
tendre. Cela vaut mieux. La colère n'est pas
comme l'amour : elle est de courte durée.
Le juge a pu parler ainsi; c'est un homme
très bon et très sensé, il compose de jolis
vers, mais je ne croispas que Giuseppe ait été
chez lui pour lui montrer la lettre. Non,
il est malgré tout un garçon correct ;
s'il avait manqué de tact une fois de plus,
on se serait moqué de lui.
Nous sommes des gens simples, signor,
des ouvriers ; nous avons notre manière de
vivre, de comprendre, de penser ; nous avons
JUSTICE POPULAIRE 127
le droit de bâtir notre vie comme nous le
voulons et de la manière qui est la meilleure
pour nous.
Socialistes? Oh! mon ami, l'ouvrier naît
socialiste, à ce que je crois ; nous ne lisons
pas de livres, mais nous reconnaissons la
vérité à son odeur. Elle sent fort, la vérité,
et son odeur est toujours la même : c'est
celle de la sueur et du travail.
LA MORT DE GIOVANNI TUBA
Dès sa prime jeunesse, le vieux Gio-
vanni Tuba avait trahi la terre pour la mer
— cette surface lisse et bleue, tantôt paisible
et caressante comme le regard d'une jeune
fille, tantôt tumultueuse comme un cœur de
femme envahi par la passion, ce désert
qui engloutit le soleil inutile aux poissons
et qui n'engendre de son union avec l'or
vivant des rayons, que de la beauté et un
éclat aveuglant — la mer perfide, qui chante
éternellement et qui inspire le désir invin-
cible de voguer au loin .
Tuba était encore un gamin et travaillait
à la vigne — échelonnée sur les saillies au
flanc de la montagne, consolidée par de petits
murs en pierre grise, parmi les figuiers et
LA MORT DE GIOVANNI TUBA 129
les oliviers tachetés, aux feuilles massives,
sous l'ombre épaisse des orangers et des
rameaux embrouillés des grenadiers, au
grand soleil, dans le parfum des fleurs, sur
la terre chaude — qu'il regardait déjà, les
narines gonflées, l'œil bleu de la mer avec
l'expression de l'homme sous les pieds duquel
le sol vacille ; il le regardait en aspirant l'air
salé et il devenait distrait, paresseux, déso-
béissant, comme il arrive toujours à ceux que
la mer a enchantés et qu'elle appelle.
Les jours de fête, de grand matin, alors
que' le soleil avait à peine dépassé le som-
met des montagnes, derrière Sorrente, quand
le ciel était rosé et comme tissé de fleurs
d'abricotiers, Tuba, tout hérissé, pareil à un
chien de berger, dévalait la montagne, sa
ligne sur l'épaule ;il sautait de pierre en
pierre, tel un peloton de muscles élastiques,
il courait à la mer et lui souriait de tout
son large visage, semé de taches de rous-
seur ; et, dans l'air frais du matin, domi-
nant la douce émanation des fleurs qui
s'éveillaient, une odeur aiguë venait à lui,
9
130 CONTES D'ITALIE
tandis que les vagues s'accrochaient aux
pierres comme pour appeler le jeune
homme.
Le voilà assis au bord d'un rocher gris
et rosé ; il laisse pendre ses jambes bron-
zées; ses yeux noirs, grands comme des
prunes, plongent sans s'en détacher dans
l'eau verdâtre et transparente ; au tra-
vers de ce verre liquide, ils distinguent
un monde étonnant, plus beau que tous
les contes ; ils voient la forêt des algues
rousses et dorées, de laquelle jaillissent dès
« violas » multicolores, vivantes fleurs de la
mer ; puis voici les « perchia » aux yeux
bêtes, au museau constellé de dessins et
au ventre taché de bleu ; les « sarpa » dorées,
les « canie » rayés et hardis ; les noirs
« guaracini », qui se démènent comme de
beaux diables ; les « sparalioni », les « oc-
chiati » et autres merveilleux poissons qui
scintillent, innombrables, tels des plats d'ar-
gent. Avant d'engloutir lever et l'hameçon,
chacun d'eux les tâte adroitement avec ses
petites dents, car tous sont intelligents et
rusés.
LA MORT DE GIOVANNI TUBA 131
Pareilles à des oiseaux dans l'air, les
crevettes barbues volent dans cette eau lumi-
neuse et caressante ; des crabes-ermites
rampent sur la pierre, traînant après eux
leur demeure ornée de dessins ; écarlates
comme du sang, les étoiles de mer se
meuvent doucement ; les clochettes lilas
des méduses s'agitent sans bruit ; parfois,
sous une pierre, surgit la tête irritée d'une
murène aux dents aiguës ; son corps, ser-
pentin tout constellé de taches magnifiques,
ondule ; comme une sorcière de contes de
fée, mais plus hideuse et plus terrifiante
encore, une octopode grisâtre s'étale sou-
dain dans l'eau, tel un chiffon sale, et
s'élance avec rapidité, semblable à un oiseau
de proie ; puis voici la langouste qui avance
lentement en mouvant ses barbes longues
comme des ramilles de bambou. Quantité
de merveilles de tous genres apparaissent
ainsi dans l'eau transparente, sous le ciel
aussi clair mais plus vide que la mer.
La mer respire, son sein bleu se soulève
rythmiquement ; les vagues vertes, puis
132 contes d'italie
blanches, rejaillissent sur le rocher aux
pieds de Tuba ; elles jouent, se brisent sur
la pierre, cliquètent ; elles aimeraient sau-
ter aux pieds de l'enfant ; parfois, elles
s'enfuient loin du rocher comme si elles
avaient peur ; puis elles reviennent se jeter
contre le roc ; un rayon de soleil plonge
tout au fond de l'eau, il forme un enton-
noir de vive lumière et perce doucement
la masse des flots. L'âme s'endort d'un doux
sommeil, sans pensera rien, sans désir de
comprendre quoi que ce soit ; silencieuse
et joyeuse, elle s'imprègne de tout ce qu'elle
voit et elle est infiniment libre comme la
mer.
*
* *
C'est ainsi que Tuba passait ses jours de
fête. Bientôt, il désira passer la semaine de
la même manière, car quand la mer prend
un homme au cœur, il devient une partie
d'elle, de même que le cœur n'est qu'une
partie de l'homme vivant. Un jour, laissant
LA MORT DE GIOVANNI TUBA 133
à son frère le soin de cultiver la terre,
Tuba s'en alla, avec une troupe de gens
amoureux comme lui de l'espace, se livrer
à la pêche du corail sur les rives de la Sicile.
C'est un labeur ardu mais glorieux ; on
risque de se noyer dix fois par jour, mais,
en revanche, que de choses étonnantes ne
voit-on pas quand sort lourdement de F eau
bleue le filet où étincelle une multitude
vivante et, parmi elle, les rameaux roses du
précieux corail, cadeau de la mer !
C'est ainsi que s'endormit à jamais pour
la terre l'homme captivé par la mer ; il ai-
mait les femmes aussi, comme dans un rêve ;
il aimait peu de temps et en silence ; il ne
savait leur parler que de ce qu'il connaissait :
des coraux, du jeu des vagues, des caprices
du vent et des grands navires qui s'en vont
vers les mers inconnues ; il était très doux
quand il était sur la terre ferme ; il mar-
chait avec précaution, avec méfiance presque ;
en compagnie, il était muet comme un pois-
son ; il scrutait les yeux, du regard perspi-
cace du pêcheur, accoutumé à épier les pro-
134 CONTES d' ITALIE
fondeurs trompeuses. En mer, il devenait
plus gai ; il avait des attentions pour ses
camarades et son adresse égalait celle d'un
dauphin.
Mais si bonne que soit l'existence qu'un
homme s'est choisie, elle a nécessairement
un terme ; lorsque Tuba eut atteint ses
quatre-vingt-dix ans, ses bras tordus par
les rhumatismes refusèrent de travailler da-
vantage ; ses jambes courbées soutenaient à
grand'peine sa taille voûtée. Le vieillard,
que tous les vents avaient battu, descendit
un jour tristement dans l'île, grimpa sur la
montagne et entra dans la cabane queson frère
habitait avec ses enfants et ses petits-enfants.
Mais ses parents étaient trop pauvres pour
être bons, surtout à présent que le vieux
Tuba ne pouvait plus leur apporter de beaux
poissons comme autrefois.
Le vieillard ne tarda pas à se trouver mal-
heureux dans sa nouvelle famille ; tous
regardaient avec trop d'attention les mor-
ceaux de pain qu'il enfonçait dans sa bouche
édentée avec sa main noire et noueuse. Il
LA MORT DE GIOVANNI TUBA 138
comprit bientôt qu'il était de trop ; son
cœur s'assombrit, étreint d'une tristesse in-
connue : les rides se firent encore plus pro-
fondes sur sa peau desséchée par le soleil ;
et ses os lui causèrent une douleur jusqu'a-
lors inconnue ; pendant des journées en-
tières, il restait assis sur les pierres à la
porte de la cabane ; de ses vieux yeux, il
regardait la mer lumineuse où toute sa
vie avait fondu, cette mer bleue sous l'éclat
du soleil, cette mer, belle comme un rêve.
Elle était bien éloignée de lui et il était
difficile au vieillard de parvenir au rivage ;
néanmoins, il résolut d'y descendre ; et par
une paisible soirée, il rampa, pareil à un
lézard écrasé, au bas de la montagne, sur
les pierres aiguës. Quand il arriva vers les
vagues, elles l'accueillirent avec leur lan-
gage familier, plus amical que les voix
humaines, par un clapotis sonore sur les
pierres mortes de la terre ; et alors, comme
on le devina plus tard, le vieillard se mita
genoux, leva les yeux au ciel et pria silen-
cieusement pour les hommes qui lui étaient
136 CONTES D* ITALIE
tous également étrangers. Sa prière finie,
il enleva ses haillons, posa sur les pierres
sa vieille dépouille qui appartenait à autrui,
entra dans l'eau en hochant sa tête grise,
se coucha sur le dos et disparut au loin,
à l'endroit où le voile bleu foncé du ciel
touche de son extrémité le noir velours des
vagues marines et où les étoiles du ciel sont
si proches de la mer qu'il semble qu'on
puisse les toucher de la main
*
* *
Par les paisibles nuits d'été, la mer est
calme comme l'âme d'un enfant fatigué des
jeux de la journée ; elle sommeille, en res-
pirant tout doucement et elle a sans doute
des rêves merveilleux ; si on navigue de
nuit sur ses eaux épaisses et tiède s, des étin-
celles bleues scintillent sous les doigts ; une
flamme bleue se dégage et l'âme humaine
fond doucement dans ce feu, caressant
comme un conte maternel.
LE BOSSU
Sur la terrasse de l'hôtel, au travers du
rideau vert foncé des ceps de vigne, la
lumière du soleil se répand comme une
pluie dorée, en fils tendus en l'air. Par
terre, sur le carrelage grisâtre et sur les
nappes blanches des tables tombent les
bizarres dessins des ombres ; il semble que
si on les regardait longtemps, on appren-
drait à les lire comme des vers et qu'on en
saisirait la signification. Les grappes de la
vigne brillent au soleil comme des perles
ou comme l'étrange gemme trouble appelée
olivine; dans la coupe d'eau posée sur la
table, étincellent des diamants bleus.
Sur la dalle, entre les tables, gît un
petit mouchoir de dentelles ; c'est une dame
138 CONTES d'italie
qui Ta perdu, à coup sûr, et elle doit être
divinement belle ; elle ne saurait être
autrement, en ce jour paisible, plein d'un
lyrisme torride, en ce jour où toutes les
choses banales et ennuyeuses deviennent
invisibles, comme si, honteuses d'elles-
mêmes, elles se dérobaient aux regards du
soleil.
Le silence règne; seuls, les oiseaux
gazouillent dans le jardin, les abeilles bour-
donnent autour des fleurs, et sur la mon-
tagne, parmi les vignes, une chanson sou-
piré avec ardeur. Les chanteurs sont deux,
un homme et une femme, chaque couplet
est séparé de l'autre par un instant de
silence, ce qui donne à la chanson un accent
singulier, vaguement religieux.
* *
Une dame venant du jardin monte len-
tement les larges degrés de l'escalier de
marbre. C'est une vieille femme, très grande,
au visage sombre et austère, aux sourcils
LE BOSSU 139
froncés ; ses lèvres minces sont serrées obs-
tinément, comme si elle venait de déclarer
farouchement :
— Non !
' Sur ses épaules sèches est drapée une
pèlerine de soie dorée, garnie de dentelles,
ample et longue comme un manteau. Sa tête
aux cheveux gris, petite et disproportion-
née à la taille, est couverte d'une dentelle
noire. D'une main, la dame tient une
ombrelle rouge à long manche, et de l'autre
un sac de velours noir brodé d'argent. Elle
marche tout droit au travers du réseau des
rayons, d'un pas ferme, comme un soldat,
et frappe le carrelage sonore du bout de
son ombrelle. De profil, son visage est encore
plus dur : le nez est crochu, le menton
pointu est marqué d'une grosse verrue grise ;
le front bombé surplombe lourdement les
trous obscurs où les yeux se dissimulent dans
un tissu de rides. Ils sont si profondément
cachés que la vieille femme semble aveugle.
Derrière elle, se dandinant comme un
canard, un bossu trapu, monte sans bruit
140 CONTES D'ITALIE
l'escalier. Sa grosse tête, coiffée d'un chapeau
mou de couleur grise, est lourdement pen-
chée. Il tient ses mains dans les poches de
son gilet, ce qui le fait paraître encore plus
large et anguleux. Il est vêtu d'un costume
blanc et chaussé de bottines également
blanches, à semelles souples. Sa bouche est
entrouverte, en une grimace maladive qui
découvre des dents jaunes et inégales ; sur
la lèvre supérieure se hérisse une déplai-
sante moustache noire, dont les poils sont
rares et rêches comme du fil de fer. L'homme
a la respiration difficile et fréquente ; ses
narines frémissent sans cesse, mais sa mous-
tache ne remue pas. Il marche en ouvrant
d'une manière hideuse ses courtes jambes ;
ses yeux immenses examinent la terre d'un
air las et ennuyé. Il y a sur ce petit corps
beaucoup de grosses choses : une grosse
bague d'or, où est enchâssé un camée, à l'an-
nulaire de la main gauche ; une grosse
breloque d'or incrustée de deux rubis à
l'extrémité du ruban noir qui tient lieu de
chaîne de montre; à la cravate bleu foncé,
LE BOSSU 141
est piquée une grosse opale, pierre malé-
fique.
Les deux promeneurs traversent la terrasse
et se dirigent vers la porte de l'hôtel ; sem-
blables à des personnages des tableaux de
Hogarth, ils sont laids, tristes, ridicules et
indifférents à tout sous ce magnifique soleil.
Il semble que tout s'obscurcit et se ternit à
leur vue.
Ce sont des Hollandais, le frère et la
sœur, les enfants d'un marchand de dia-
mants, des gens dont la vie est très étrange,
à en croire ce qu'on raconte d'eux.
*
* *
Dans son enfance, le bossu était tranquille,
effacé, rêveur et n'aimait pas les jouets, ce
qui n'avait attiré l'attention de personne,
sauf de sa sœur. Le père et la mère esti-
maient qu'il devait être ainsi, puisque c'était
un infirme ; mais la fillette, qui avait quatre
ans de plus que son frère, ne laissait pas
de se montrer inquiète du caractère de
celui-ci.
142 contes d'italie
Elle passait presque tout son temps avec
lui, essayant de toutes manières d'exciter
l'attention du petit garçon, de le faire rire ;
elle lui glissait des jouets dans la main,
avec lesquels il édifiait toutes sortes de pyra-
mides; bien rarement, cédant aux efforts de
sa sœur, il souriait d'un petit sourire con-
traint ; en général, il la regardait comme il
regardait tout le reste, avec une expression
morne dans ses grands yeux, qui semblaient
aveuglés par on ne sait quoi. Ce regard
glaçait l'ardeur de la fillette et l'agaçait.
— Je ne veux pas que tu aies ce regard,
tu deviendrais idiot ! criait-elle en tapant du
pied. Elle le pinçait et le battait; il pleur-
nichait et cherchait à défendre sa tête en
levant les bras en l'air. Mais il ne s'échap-
pait jamais et ne se plaignait à personne
d'être battu par elle.
Plus tard, quand il sembla à la petite
qu'il pouvait comprendre ce qui était déjà
clair pour elle, elle l'exhortait :
— Puisque tu es infirme, tu dois être
intelligent, sinon nous aurons honte de toi,
LE BOSSU 143
papa, maman, notre famille entière ! Tout
le monde sera honteux qu'il y ait un petit
monstre dans une maison aussi riche que
la nôtre ! Dans les maisons riches, tout doit
être beau ou intelligent, as-tu saisi ?
— Oui, répondait-il gravement, en pen-
chant de côté sa grosse tête et en regardant
sa sœur en face, du sombre regard de ses
yeux inanimés.
Le père et la mère admiraient la façon
dont la fillette se comportait avec son frère,
et louaient son bon cœur devant celui-ci.
Peu à peu, elle devint pour le bossu une
compagne de tous les instants, elle lui
apprenait à se servir de ses jouets ; elle
l'aidait à apprendre ses leçons, elle lui lisait
l'histoire des princes et des fées.
Lui, cependant, continuait à entasser ses
jouets comme s'il eût voulu atteindre
quelque but mystérieux; il apprenait mal;
seules, les merveilles des contes le pous-
saient à sourire d'un air indécis ; une fois,
il demanda à sa sœur :
— Y a-t-il des princes bossus?
144 contes d'italie
— Non.
— Et des chevaliers ?
— Pas davantage.
Le garçonnet poussa un soupir de lassi-
tude; elle posa la main sur les cheveux
rêches et dit :
— Mais les sages magiciens sont toujours
bossus.
— Alors, je serai magicien, déclara l'en-
fant avec soumission, et il ajouta après un
instant de réflexion :
— Et les fées, sont-elles toujours
belles ?
— Toujours.
— Gomme toi?
— Peut-être ; je crois même qu'elles le
sont encore davantage ! avoua la fillette avec
une franchise toute juvénile.
*
* *
Il atteignit ainsi sa huitième année. Sa
sœur remarqua que chaque fois que dans
leurs promenades ils passaient soit à pied, soit
en voiture, devant des maisons en construc-
LE BOSSU 145
tion, une expression d'étonnement se mar-
quait sur le visage du petit garçon ; il regar-
dait longuement les gens qui travaillaient,
puis il tournait ses yeux muets vers sa sœur
comme pour l'interroger.
— Cela t'intéresse ? demandait-elle.
Il répondait brièvement :
— Oui.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas...
Pourtant un jour, il s'expliqua :
— Les ouvriers me paraissent petits, les
briques aussi ; or les maisons qu'ils bâtissent
sont très grandes... Est-ce que toute la
ville est construite ainsi ?
— Certainement.
— Et notre maison aussi ?
— Elle aussi !
Elle lui jeta un coup d'œil et déclara d'un
ton décidé :
— Tu seras un architecte célèbre, entends-
tu!
On lui acheta une quantité de cubes de
bois, et dès lors, la passion de construire
10
146 CONTES d'italie
le posséda tout entier ; pendant des jour-
nées entières, assis par terre, dans sa
chambre, il élevait en silence de hautes
tours qui tombaient avec fracas. Il les
reconstruisait aussitôt et ce travail lui
devint si indispensable que même à table,
pendant le dîner, il essayait d'édifier quelque
chose avec les fourchettes et les ronds de
serviette. Ses yeux avaient pris une expres-
sion plus profonde et plus concentrée; ses
mains s'étaient animées et se mouvaient sans
cesse, tâtant tous les objets dont elles pou-
vaient se servir.
Maintenant, quand il se promenait en
ville, il était capable de rester des heures
devant une maison en construction, à regar-
der comment, grâce à de menues choses,
s'en développait une plus grande qui s'éle-
vait vers le ciel ; ses narines frémissantes
aspiraient la poussière des briques et l'odeur
de la chaux bouillonnante; et ses yeux se
couvraient d'un voile de méditation atten-
tive.
— Tu deviendras architecte, n'est-Ce
pas? lui suggérait alors sa sœur.
LE BOSSU 147
— Oui, répondait-il docilement.
Un soir, après le dîner, comme on atten-
dait le café au salon, le père déclara qu'il
était temps d'abandonner les jouets et de se
mettre sérieusement à l'étude. Mais la
sœur demanda, du ton de quelqu'un dont on
reconnaît l'intelligence et avec qui l'on doit
compter :
— J'espère, papa, que vous ne pensez
pas le placer dans un établissement sco-
laire?
Le père, un homme imberbe, grand, paré
d'une quantité de gemmes étincelantes,
répliqua en allumant un cigare :
— Pourquoi pas ?
— Vous savez bien pourquoi.
Comme il était question de lui, le bossu
s'éloigna sans bruit ; il marchait lentement,
en sorte qu'il put entendre sa sœur s'écrier :
— Mais tout le monde se moquerait de
lui !
— C'est certain ! renchérit la mère.
— Il faut cacher des êtres comme lui !
reprit la sœur avec feu.
148 CONTES D'ITALIE
— Certes, il n y a pas de quoi en être
fier ! appuya la mère. Dieu ! que tu es
intelligente, chère petite.
— Vous avez peut-être raison ! acquiesça
le père. '
Le bossu revint, et cria sur le seuil de
la porte ;
— Je ne suis pas bête, moi non plus...
— Nous verrons, répliqua le père, et la
mère ajouta :
— Personne ne pense le contraire...
— Tu étudieras à la maison, déclara la
sœur, en faisant asseoir le bossu à côté
d'elle. Tu apprendras tout ce qu'un archi-
te de doit savoir ; cela te plaît-il ?
— Oui, tu verras...
— Que verrai-je?
— Que cela me plaît!
Elle avait alors quinze ans et était à peine
plus grande que lui, mais sa petite personne
effaçait tout, le père aussi bien que la mère.
Le bossu ressemblait à un crabe, et il con-
sidérait sa sœur, mince, robuste et bien
prise, comme une fée sous la domination
LE BOSSU 149
de laquelle vivaient tous les êtres de la
maison.
* *
Et voici que des gens polis et froids
viennent chaque jour lui expliquer les
choses les plus diverses; ils l'interrogent, et
l'enfant leur avoue avec indifférence qu'il
ne comprend pas les sciences; il les regarde
froidement un instant, et poursuit ses rê-
veries. Il est évident pour tous que le gamin
ne pense pas comme tout le monde ; il
parle, peu, mais parfois il pose des questions
bizarres sur les êtres anormaux, sur Dieu,
sur les riches et les pauvres.
Les maîtres disaient de lui :
— Il a peu d'aptitude pour les mathé-
matiques, mais témoigne d'un grand inté-
rêt pour les problèmes moraux .
— Tu parles beaucoup, remarqua sévè-
rement sa sœur, quand elle apprit les con-
versations qu'il avait avec les professeurs.
— Ils parlent plus que moi.
— Et tu ne pries pas assez Dieu...
150 CONTES D'ITALIE
— Il m'a fait naître bossu...
— Ah ! lu te mets à penser de la sorte!
s'exclamà-t-elle avec étonnement; puis elle
déclara :
— Je te pardonne pour cette fois, mais
oublie tous propos de ce genre, entends-
tu ?
— Oui.
Elle portait déjà des robes longues, et
lui n'avait que treize ans.
Depuis lors, des désagréments de toute
nature ne cessèrent d'accabler la jeune fille.
Presque chaque fois qu'elle entrait dans le
cabinet de travail de son frère, un instru-
ment, une planche ou une poutrelle, tom-
bait à ses pieds, après l'avoir touchée à
l'épaule, à la tête, aux doigts; le bossu la
prévenait d'ailleurs d'un cri :
— Attention !
Mais c'était toujours trop tard et la jeune
fille se trouvait atteinte.
Une fois, toute pâle et irritée, elle se jeta
sur lui en boitillant et elle lui cria en pleine
figure :
LE BOSSU 151
— Tu le fais exprès, monstre ! Et elle
le souffleta.
Il avait les jambes faibles, il tomba ; assis
à terre, il dit tout bas, sans larmes et sans
colère :
— Comment peux-tu le croire ? Car tu
m'aimes, n'est-ce pas ? Tu m'aimes?
Elle s'enfuit en gémissant ; puis elle revint
à lui pour qu'il s'expliquât.
— Cela n'arrivait jamais auparavant...
— Cela non plus, fit-il observer, tranquil-
lement, en décrivant de son long bras un
vaste cercle : dans tous les coins de la
pièce, des caisses et des planches étaient en-
tassées ; le tout avait l'air d'un vrai chaos ;
l'établi de menuiserie et le tour adossés aux
murs étaient surchargés de morceaux de
bois.
— Pourquoi as-tu rassemblé ici toutes
ces ordures ? demanda-t-elle, en regar-
dant autour d'elle d'un air méfiant et dé-
goûté.
— Tu verras !
Il commençait déjà à bâtir : il avait fait
152 contes d'italie
une maisonnette pour les lapins et une niche
pour le chien ; il inventa une souricière. La
sœur suivait jalousement ses travaux, et à
table elle en parlait avec fierté à ses pa-
rents. Le père hochait la tête d'un air
approbatif et disait :
— Ce ne sont encore que des bagatelles,
mais tout commence par cela !
Et la mère, étreignant sa fille, disait au
bossu :
— Comprends-tu combien tu dois la
remercier des soins qu'elle te prodigue ?
— Oui, répondait le bossu.
Quand il eut achevé la souricière, il appela
sa sœur, et, lui montrant l'engin grossier,
il dit :
— Ce n'est pas un jouet, on peut le faire
breveter. Vois, comme c'est simple et fort ;
pèse là-dessus.
La jeune fille posa le doigt sur la souri-
cière ; tout à coup quelque chose claqua,
elle poussa un hurlement sauvage, et le
bossu, sautillant autour d'elle, grommelait :
— Oh! non, pas là, pas là...
LE BOSSU 153
La mère accourut, suivie des domestiques.
On brisa l'appareil, on libéra le doigt pincé
et bleui, et on emporta la jeune fille éva-
nouie. La mère s'écria avec colère :
— Je ferai jeter tout cela ; je te défends
de continuer...
Le soir, on fit appeler le bossu chez sa
sœur ; elle lui demanda :
— Tu l'as fait exprès ? Tu me hais? Pour-
quoi?
Secouant sa bosse, il répondit à mi-voix,
tranquillement :
— Tu ne t'es pas servi de la main qu'il
fallait, tout simplement.
— Tu mens l
— Pourquoi t'abîmerais-je la main? Ce
n'est même pas celle avec laquelle tu m'as
souffleté !
— Prends garde, monstre, tu n'es pas
plus intelligent que moi !
Il approuva :
— Je le sais.
Il ne semblait pas qu'il eût pitié de sa
sœur ni qu'il se considérât comme coupable
154 CONTES D 'ITALIE
envers elle ; son visage anguleux était calme
comme toujours, ses yeux avaient une
expression concentrée ; on ne pouvait croire
qu'il fût méchant ni qu'il pût mentir.
« *
Sa sœur avait dix-neuf ans et elle était
déjà fiancée, quand le père et la mère périrent,
au cours d'une promenade qu'ils faisaient à
bord d'un yacht de plaisance, lequel fut
éventré et coulé par la faute d'un pilote ivre
dirigeant un cargo-boat américain. La sœur
devait prendre part elle aussi à cette excur-
sion, mais un mal de dents subit l'en avait
empêchée.
À l'annonce de la catastrophe, elle se mit
à courir par la maison et à sangloter, en
levant les bras au ciel :
— Non, non, ce n'est pas possible !
Le bossu était resté sur le seuil de la
pièce, et, enveloppé dans la portière, il la
considérait avec attention ; il déclara en
secouant sa bosse :
LE BOSSU 155
— Le père était si rond et si vide ; je ne
comprends pas qu'il ait pu se noyer !
— Tais-toi, tu n'aimes personne ! cria la
sœur.
— Je ne sais pas dire des paroles affec-
tueuses, tout simplement ! répliqua-t-il.
Le cadavre du père ne fut pas retrouvé,
celui de la mère qui avait été tuée avant de
tomber à l'eau fut placé dans un cercueil ;
elle parut aussi sèche, fragile et pareille au
rameau mort d'un vieil arbre, qu'elle l'avait
été de son vivant.
— Nous voilà seuls, s'écria la sœur d'une
voix contrite, après les funérailles, en repous-
sant son frère d'un regard aigu de ses yeux
gris. La vie nous sera pénible, nous ne
savons rien et nous pouvons perdre beau-
coup. Quel dommage que je ne puisse pas
me marier tout de suite !
— Oh ! s'exclama le bossu .
— Qu'est-ce que ce « oh » ?
Il dit, après un instant de réflexion :
— Nous sommes seuls.
— Tu dis cela comme si quelque chose
te faisait plaisir.
156 contes d'Italie
— Rien ne me fait plaisir.
— C'est bien dommage, car tu ressembles
vraiment peu à un être vivant.
Un soir, le fiancé se présenta : c'était un
petit bonhomme plein de vie, aux sourcils
et aux cils blonds, avec une moustache bien
fournie dans un visage rond et hâlé. Il rit
toute la soirée sans s'arrêter ; il aurait pu rire
sans doute ainsi toute une journée. Les fian-
çailles étaient déjà officielles ; on construi-
sait pour le couple une maison dans l'une des
plus belles rues de la ville, dans la plus
propre et la plus tranquille. Le bossu n'avait
jamais vu ce chantier et il n'aimait guère à
en entendre parler. Le fiancé lui tapait sur
l'épaule, d'une petite main boursouflée,
ornée de bagues, et lui disait, en décou-
vrant une quantité de petites dents :
— Tu devrais bien aller voir ça, hein?
Qu'en penses-tu ?
Longtemps, le bossu refusa sous divers
prétextes ; enfin, il céda et accompagna les
deux jeunes gens ; quand il fut parvenu avec
le fiancé de sa sœur au dernier étage de
LE BOSSU 157
l'échafaudage, ils tombèrent tous deux ;
le fiancé chût à terre, dans une fosse à
chaux, tandis que le frère, dont les habits
s'accrochèrent aux bois de la charpente,
resta suspendu en l'air et fut secouru par les
maçons. Il s'était seulement foulé un pied et
un bras et contusionné le visage ; le fiancé
avait la colonne vertébrale brisée et le flanc
ouvert.
La sœur se débattait dans une crise ner-
veuse, ses doigts égratignaient la terre et
soulevaient une poussière blanche. Elle
pleura longtemps, plus d'un mois ; puis, elle
commença à ressembler à sa mère : elle
maigrit, s'allongea et se mit à parler d'une
voix froide et sans timbre.
— Tu es mon malheur ! déclarait-elle
parfois à son frère.
Il ne répliquait pas et baissait ses grands
yeux. La sœur se vêtit de noir ; ses sourcils
formèrent une ligne droite ; quand elle voyait
son frère, elle serrait les dents avec une telle
force que ses pommettes saillaient en angles
aigus. Le bossu tâchait de l'éviter et dessi-
158 CONTES D* ITALIE
nait sans cesse des projets, dans la solitude
et le silence. Il vécut ainsi jusqu'à sa majo-
rité ; et dès ce jour-là commença entre eux
la lutte à laquelle ils vouèrent toute leur
existence : la lutte qui les enchaîna par les
solides maillons des ou trages et des insultes
réciproques.
#
* *
Le jour de sa majorité, le bossu dit à sa
sœur, d'un ton péremptoire :
— Il n'y a ni sages magiciens, ni bonnes
fées, il y a seulement des êtres humains ;
les uns sont méchants, les autres bêtes et
tout ce qu'on dit du bien n'est qu'un conte.
Moi, je veux que ce conte devienne une réa-
lité. Rappelle -toi, tu m'as dit que dans une
maison riche, tout doit être beau ou intel-
ligent. Dans une ville riche, tout aussi doit
être beau. Je vais acheter du terrain en
dehors de la ville et j'y construirai une mai-
son pour moi et pour les monstres qui me
ressemblent. Je les ferai sortir de cette cité
où il leur est trop pénible de vivre et où
LE BOSSU 159
leur vue est désagréable à ceux qui te res-
semblent. . .
— Non, dit-elle, tu ne feras certainement
pas cela. C'est un projet insensé.
— C'est mon projet...
Ils le discutèrent sans emportement, avec
une froideur haineuse.
— Je suis résolu, déclara-t-il enfin.
— Et moi, je ne veux pas ! répondit-elle.
Il haussa sa bosse et sortit. A quelque
temps de là, la sœur apprit que le terrain
était acheté, et que des terrassiers avaient
même commencé les fondations ; on ame-
nait des briques par dizaines de mille, ainsi
que des pierres, du bois et du fer.
— Tu te sens toujours petit garçon ?
demanda-t-elle . Tu t'imagines que c'est un
jeu?
Il gardait le silence.
Une fois par semaine, la sœur s'en allait
hors de ville, dans une petite voiture attelée
d'un cheval blanc qu'elle conduisait elle-
même. En passant devant le chantier, elle
regardait la chair rouge des briques qui
160 CONTES D'ITALIE
était ligaturée par les tendons des poutrelles
de fer et le bois jaune posé dans la lourde
masse comme des cordons de nerfs. De loin,
elle apercevait la silhouette de son frère :
pareil à un crabe, il rampait sur l'échafau-
dage, une canne à la main, coiffé d'un cha-
peau fripé. De retour à la maison, elle regar-
dait fixement le visage excité du bossu, dont
les yeux noirs étaient devenus plus doux et
plus clairs.
— Non, disait-il à mi-voix ; j'ai eu une
bonne idée ; ce que je fais sera aussi profi-
table pour vous, gens normaux, que pour
nous, êtres infirmes. Notre hideur ne bles-
sera plus votre beauté ! D'ailleurs c'est
une affaire merveilleuse que de bâtir, et
il me semble que je vais bientôt me con-
sidérer comme un homme heureux...
Elle lui demanda, en toisant d'un œil
énigmatique le corps difforme de son frère :
— Heureux?
— Oui ! Sais-tu que les gens qui tra-
vaillent ne nous ressemblent absolument
pas ; ils font naître des pensées toutes diffé-
LE BOSSU 161
rentes. Comme il doit se sentir heureux,
sans doute, le maçon qui passe dans les rues
» de la ville où il a bâti des dizaines de mai*
sons ! Il y a beaucoup de socialistes parmi
les ouvriers ; ce sont, avant tout, des hommes
sobres, et vraiment ils ont le sentiment de
leur dignité... Il me semble parfois que nous
connaissons mal notre peuple...
— Tu parles drôlement, remarqua-l-elle.
Le bossu s'animait et devenait de jour
en jour plus loquace :
— En réalité, tout marche comme tu le
désirais : je deviens le sage magicien qui va
délivrer la ville de ses monstres, et toi, tu
pourrais être la bonne fée, si tu voulais.
Pourquoi ne réponds-tu pas ?
— Nous en reparlerons plus tard ! dit-
elle, en jouant avec sa chaîne d'or.
A quelques jours de là, il eut avec sa
sœur un dialogue tout à fait inattendu :
— - Peut-être suis-je plus coupable envers
toi que tu ne l'es envers moi.
Elle s'étonna.
— Moi ? Coupable envers toi ?
11
162 contes d'italte
— Attends ! Parole d'honneur ; je ne suis
pas aussi coupable que tu le crois ! Je marche
difficilement, tu le sais ; c'est moi qui ai
poussé ton fiancé, j'en conviens, mais c'é-
tait sans mauvaise intention , crois-moi ! Je
suis infiniment plus coupable d'avoir voulu
mutiler la main avec laquelle tu m'avais
frappé...
— Laissons cela, dit-elle.
— Il me semble qu'il faut être meilleur,
murmura-t-il. Je crois que le bien n'est pas
un conte, qu'il est possible d'être bon...
*
* *
Dans la banlieue, la bâtisse grandissait
rapidement ; elle s'élargissait sur le sol gras
et s'élevait vers le ciel, toujours gris, tou-
jours lourd de pluie.
Un jour, un groupe de personnages offi-
ciels parut sur le chantier ; ils examinèrent
ce qui avait été fait et, après avoir conversé
à mi-voix entre eux, ils défendirent de pour-
suivre les travaux.
LE BOSSU 163
— C'est toi qui as machiné cela ! décria
le bossu en se jetant sur sa sœur et en la
saisissant à la gorge ; mais des étrangers
survinrent et on arracha la jeune femme
à son étreinte.
— Vous voyez, s'écria-t-elle, que mon
frère n'est pas dans un état normal et qu'il
est indispensable de le mettre en tutelle !
Gela a commencé aussitôt après la mort de
notre père ; mon frère l'aimait passionné-
ment. Demandez à nos domestiques ; tous
savent qu'il est malade. S'ils ont gardé le
silence jusqu'à ces derniers temps, c'est
parce qu'ils sont de braves gens ; l'honneur
delà maison, où beaucoup d'entre eux vivent
depuis leur enfance, leur est cher. Moi aussi,
j'ai caché notre malheur ; je ne pouvais être
fière d'avoir pour frère un dément.
Le visage du bossu se violaça et ses yeux
sortirent de leurs orbites, quand il entendit
ces paroles ; il ne put proférer un son ; il
égratignait en silence les mains de ceux qui
le tenaient. La sœur ajouta :
— Mon intention est d'offrir cette maison
164 contes d'italie
à la ville pour en faire une clinique de psy-
chiatrie qui portera le nom de mon père...
Le bossu poussa un gémissement et per-
dit connaissance. On l'emporta.
La sœur fit achever l'édifice avec la même
rapidité que son frère avait mise à en com-
mencer la construction ; quand la maison
fut terminée, le premier malade qui y fut
hospitalisé, fut le bossu. Il y passa sept ans,
laps de temps amplement suffisant pour deve-
nir idiot. Cependant, sa sœur avait vieilli
et perdu à tout jamais l'espoir de se marier ;
lorsqu'elle vit que son ennemi était anéanti
et qu'il ne ressusciterait plus, elle le prit
sous sa garde.
* *
Aujourd'hui le frère et la sœur errent
d'un pays à l'autre sur le globe terrestre ;
pareils à des oiseaux aveuglés, ils jettent
sur tout ce qui rend la vie agréable et belle
un regard sans joie et sans intérêt, et ils ne
voient nulle part autre chose qu'eux-mêmes.
L'ENFANT DANS LA NUIT
Le jeune musicien dit à mi-voix, tout en
regardant le lointain de ses yeux noirs :
— La musique que j'aimerais écrire est
celle-ci :
« Un petit garçon marche sans se hâler
sur la route qui mène à une grande ville.
La ville est couchée sur le sol, en pe-
sants monceaux d'édifices et gémit sourde-
ment. De loin, il semble qu'elle vient d'être
anéantie par un incendie, car la flamme
sanglante du crépuscule ne s'est pas encore
éteinte au-dessus d'elle ; et les croix des
églises, le sommet des tours et les girouettes
sont tout empourprés.
Le bord des nuages noirs est également
166 CONTES d'italie
flamboyant; sur le fond rouge, les masses
anguleuses d'immenses édifices se des-
sinent d'une manière effrayante ; çà et là,
des vitres brillent comme des blessures pro-
fondes ; la ville torturée et anéantie, théâtre
d'une incessante lutte pour le bonheur,
perd son sang brûlant qui exhale une fumée
jaunâtre et étouffante.
Dans le crépuscule des champs, l'enfant
suit le large ruban gris de la route. Droite
comme une épée, dirigée avec fermeté par
une main invisible et puissante, elle perce
le flanc de la ville. Sur ses bords, les arbres
ressemblent à des torches non allumées;
leurs grands squelettes noirs sont immobiles
au-dessus de la terre silencieuse, dans l'at-
tente d'on ne sait quoi.
Le ciel est couvert de nuages ; on ne dis-
tingue point d'étoiles et il n'y a pas d'ombres ;
la soirée est paisible et triste ; les pas lents
et légers de l'enfant s'entendent à peine
dans le silence crépusculaire et las des
champs qui s'endorment.
Et la nuit taciturne suit le petit garçon,
l'enèant dans la nuit 167
recouvrant du noir manteau de l'oubli le
lointain d'où il est sorti.
Et s'épaississant, l'obscurité cache dans
une tiède étreinte les maisonnettes blanches
et rouges, solitaires, disséminées sur les col-
lines et collées humblement au sol. Jardins,
arbres, cheminées, tout devient noir et dis-
\ paraît, écrasé par les ténèbres nocturnes
comme si tout avait peur de la petite
silhouette qui s'avance, munie d'un bâton,
comme si tout jouait avec elle ou se cachait
d'elle .
L'enfant marche, silencieux ; il regarde
avec calme la ville, sans hâter le pas. Frêle
et solitaire, il semble apporter quelque
chose d'indispensable et que tout le monde
attendait depuis longtemps là-bas, dans la
cité, où déjà des feux bleus, jaunes et rouges
s'allument pour l'accueillir.
Le crépuscule s'est éteint. Les croix, les
girouettes et les toits de fer des tours ont
fondu et disparu ; la ville est devenue plus
petite, plus basse et semble se serrer plus
étroitement encore contre la terre muette .
168 contes d'itaue
Un nuage opalin de couleur transparente
s'élève et se développe au-dessus de la cité ;
une vapeur phosphorescente et jaunâtre se
répand irrégulièrement sur le gris réseau
des édifices massés. A présent, la ville ne
paraît plus anéantie par l'incendie et inon-
dée de sang ; les lignes brisées des toits et
des murailles ont quelque chose de féerique,
mais en même temps d'inachevé, d'incom-
plet, comme si celui qui avait bâti cette
grande agglomération était fatigué et dormait,
ou que, désillusionné, il eût abandonné sa
tâche et fût parti, à moins encore qu'ayant
perdu la foi, il ne fût mort.
Cependant la ville, vivante, est animée de
l'accablant désir de se voir belle et fière-
ment dressée vers le soleil. Elle geint dans
le délire de ses innombrables aspirations de
bonheur ; elle est agitée par une ardente
volonté de vivre ; dans le sombre silence des
champs qui l'entourent, s'écoulent en ruis-
seaux paisibles des sons étouffés ; la noire
coupe du ciel se remplit de plus en plus d'une
clarté trouble et angoissée.
l'enfant dans la nuit lfi9
L'enfant s'arrête, hoche la tête, lève les
sourcils; de ses yeux hardis et calmes, il
regarde au-devant de lui ; il presse le
pas et s'élance...
Et la nuit qui le suit lui dit tout bas, avec
la voix caressante d'une mère :
— C'est le moment, enfant, va... On
t'attend... »
— ...Il est impossible d'écrire cela, na-
turellement, conclut le jeune musicien avec
un sourire pensif.
Puis, après un instant de silence, il joi-
gnit les mains, et s'exclama anxieusement :
— Sainte Vierge ! Qu'est-ce qui l'attend
dans la vie, cet enfant !
LES ADVERSAIRES
Un homme en costume clair, sec et rasé
de près comme un Américain, s'assied à une
table de fer, près de la porte du restaurant ;
il appelle paresseusement :
— Ga-ar-çon !
Tout alentour est parsemé d'une épaisse
couche de fleurs d'acacia ; partout étin-
cellent les rayons du soleil ; sur la terre et
au ciel, c'est la joie paisible du printemps.
Au milieu de la rue, les petits ânes aux
oreilles velues galopent en faisant claquer
leurs sabots ; de lourds chevaux marchent
lentement, les gens vont et viennent sans
se presser ; on sent que tous les êtres vivants
ont envie de rester le plus longtemps pos-
sible au soleil, dans cet air imprégné du
mielleux arôme des acacias en fleurs.
LES ADVERSAIRES 171
Des enfants, les hérauts du printemps,
apparaissent ; le soleil colore leurs vête-
ments de teintes éclatantes ; des femmes en
robes de nuances vives marchent en se
balançant; elles sont aussi nécessaires par
les jours de soleil que les étoiles la nuit.
L'homme en costume clair a un air bizarre :
il semble qu'il a été très sale et qu'on vient
seulement de le laver, mais avec un tel zèle,
qu'on lui a enlevé pour jamais tout relief.
Il examine les alentours avec des yeux
éteints ; on dirait qu'il compte les taches de
soleil sur les murailles des maisons et sur
tout ce qui se meut le long de la route noire,
sur les larges dalles du boulevard. Ses lèvres
flétries sont allongées et il sifflote tout bas
un motif bizarre ôt mélancolique ; les longs
doigts de sa main blanche tambourinent sur
le bord de la table ; ses ongles brillent d'un
éclat terne ; avec le gant jaune qu'il tient
dans son autre main, il bat la mesure sur
son genou. Il a un air intelligent et résolu ;
il est fâcheux que son visage soit gâté par
quelque chose de grossier, de lourd.
172 CONTES d'italie
Avec un salul poli, le garçon place devant
lui une tasse de café, une petite bouteille de
liqueur verte et des biscuits.
A la table à côté, s'assied un homme à la
large poitrine et aux yeux couleur d'agate ;
ses joues, son cou, ses mains sont enduits
de fumée et sa personne tout entière est
anguleuse, robuste, comme une pièce d'une
grande machine.
Quand les yeux de l'homme en blanc
s'arrêtèrent sur lui, il se souleva un peu,
porta la main à son chapeau et dit, au tra-
vers de ses épaisses moustaches :
— Bonjour, monsieur l'ingénieur !
— Bah, c'est de nouveau vous, Trama !
— Oui, c'est moi, monsieur l'ingénieur !
— Il faut s'attendre à des événements,
hein ?
— Comment vont vos travaux ?
L'ingénieur répondit avec un léger rica-
nement de ses lèvres minces :
— Je crois qu'on ne peut pas converser
par questions seulement, mon ami...
Tirant son chapeau sur l'oreille, son inter-
LES ADVERSAIRES 173
locuteur rit d'un rire franc et ouvert, et
entre deux éclats de gaieté, il ajouta:
— Sans doute ! parole d'honneur, j'ai-
merais tant savoir...
Un ânon noir et blanc tout hérissé, attelé
à un petit char de combustible, s'arrêta, ten-
dit le cou et se mit à braire lugubrement,
mais sa voix ne lui plut sans doute pas ce
jour-là, car il interrompit son cri sur une
note aiguë, secoua ses oreilles velues et s'en
alla au galop, la tête baissée, en faisant cla-
quer ses sabots.
— J'attends votre machine avec autant
d'impatience que j'attendrais un livre nou-
veau qui devrait me rendre plus intelligent.
L'ingénieur répondit en avalant son café
par petites gorgées :
— Je ne comprends pas bien votre com-
paraison...
— Ne pensez-vous pas que la machine
affranchit l'énergie physique de l'homme,
comme un bon livre libère son esprit ?,
174 CONTES D 1 ITALIE
— Ah ! dans ce sens-là ! dit l'ingénieur,
et il redressa la tête. Oui, peut-être bien,
c'est possible...
Et posant sa tasse vide sur la table, il
demanda :
— Vous allez sans doute commencer à
faire de l'agitation ?
— J'ai déjà commencé...
— Nous aurons de nouveau des grèves,
des désordres ?
L'autre haussa les épaules et eut un bon
sourire :
— Ah! si on pouvait faire autrement...
Une vieille femme en robe noire, à l'air
austère comme une religieuse, offrit sans
mot dire des bouquets de violettes à l'ingé-
nieur ; il en prit deux et en tendit un à
son interlocuteur, en déclarant d'un ton
pensif :
— Vous avez une si belle intelligence,
Trama, quel dommage que vous soyez idéa-
liste, vraiment!..
— Je vous remercie pour les fleurs et
pour le compliment. Vous trouvez que c'est
dommage ?
LES ADVERSAIRES 175
— Oui ! Vous êtes, je le répète, très intel-
ligent et vous devriez travailler afin de deve-
nir un ingénieur habile...
Avec un petit rire qui découvrit ses dents
blanches, Trama répondit :
— Ah ! c'est vrai ! Les ingénieurs sont
poètes, je m'en suis convaincu en travail-
lant avec vous...
— Vous êtes bien aimable...
— Et moi, je me disais : « Pourquoi
monsieur l'ingénieur ne deviendrait-il pas
socialiste ? Le socialiste doit être poète lui
aussi ! »
*
* *
Ils se regardèrent, étonnamment dissem-
blables, l'un sec, nerveux, comme effacé par
un frottement, les yeux décolorés, l'autre
qui semblait forgé de la veille et pas encore
poli.
— Non, Trama, je préférerais avoir un
atelier à moi et une trentaine de gaillards
comme vous. Ah ! nous ferions quelque
chose alors...
176 CONTES d'italie
Il tambourina doucement sur la table ;
puis il soupira et passa ses fleurs à sa bou-
tonnière.
— Dire que ce sont des bêtises qui
empêchent les gens de vivre et de travail-
ler, c'est diabolique ! s'exclama l'autre en
s 'animant.
— C'est l'histoire de l'humanité que vous
qualifiez de bêtises, maître Trama? demanda
l'ingénieur avec un mince sourire.
L'ouvrier enleva son chapeau, l'agita et se
mit à parler, d'une voix ardente et vibrante .
— Hé, qu'est-ce que l'histoire de mes
ancêtres !
— De vos ancêtres ? répéta l'ingénieur
en soulignant le deuxième mot d'un sourire
plus aigu.
— Oui, de mes ancêtres. Vous trouvez
que c'est de l'insolence ? Hé bien, si vous
voulez ! Mais pourquoi Giordano Bruno,
Vico et Mazzini ne seraient-ils pas mes
ancêtres, est-ce que je ne vis pas dans leur
monde, est-ce que je ne jouis pas de ce que
leurs grands esprits ont semé autour de moi !
LES ADVERSAIRES 177
— Ah ! si vous l'entendez ainsi, oui !
— Tout ce qu'ont donné au monde ceux
qui s'en sont écartés, m'est donné à moi !
— Évidemment, approuva l'ingénieur en
fronçant les sourcils avec gravité.
— Et tout ce qui a été fait avant moi,
avant vous, c'est du minerai que nous devons
transformer en acier, n'est-ce pas ?
— Assurément !
— Car vous, les savants, comme nous, les
ouvriers, vous vivez sur les travaux des ceiv
veaux du passé.
— Je ne le conteste pas, dit l'ingénieur
en baissant la tête.
A côté de lui, un petit garçon en hail-
lons gris, pareil à une balle abîmée par le
jeu, tenait dans ses mains sales un bouquet
de crocus, et répétait avec insistance :
— Prenez-moi des fleurs, signor.
— J'en ai déjà !
— On n'a jamais assez de fleurs...
— Bravo, petit ! approuva Trama. Bravo,
donne-m'en deux...
Quand le gamin lui eut tendu les fleurs,
12
478 CONTES d'italie
Trama souleva son chapeau et en offrit une
à l'ingénieur :
. — S'il vous plaît.
— Je vous remercie.
— Quelle merveilleuse journée, n'est-ce
pas ?
— Mes cinquante ans s'en réjouissent...
Il regarda autour de lui d'un air rêveur,
plissa les paupières, puis il soupira.
— Je suppose que vous devez sentir avec
une force toute particulière le soleil printa-
nier dans vos veines, parce que le monde
entier, à ce que je vois, est autre à vos yeux
qu'aux miens, n'est-ce pas ?
— Je l'ignore, répondit l'autre avec un
sourire, mais la vie est belle !
— Par ses promesses ! compléta l'ingé-
nieur d'un ton sceptique; et cette réplique
sembla piquer son interlocuteur, qui se
couvrit et dit très vite :
— La vie est belle par toutes les choses
qui me plaisent en elle. Que diable ! mon
cher ingénieur, pour moi les mots ne sont
pas que des sons et des lettres ; quand je lis
LES ADVERSAIRES 179
un livre, quand je vois un tableau, j'admire
le beau, je me sens heureux comme si j'avais
fait tout cela moi-même.
*
* *
Tous deux se mirent à rire, l'un d'un rire
franc et bruyant, comme s'il était fier de
savoir rire ainsi, en bombant sa large poi-
trine et en rejetant la tête en arrière ; l'autre
d'un rire sanglotant, qu'on entendait à peine,
et qui découvrit des dents où de l'or était resté,
comme s'il venait d'en manger et avait oublié
de se nettoyer la bouche.
— Vous êtes un brave garçon, Trama, il
est toujours agréable de vous voir, dit l'in-
génieur, et il ajouta en clignant de l'œil :
— Si seulement vous ne vous révoltiez
pas...
— Oh ! je me rebellerai toujours.
Et prenant une mine sérieuse, les yeux
mi-clos, il demanda :
— J'espère que nous nous sommes con-
duits correctement, cette fois-ci ?
180 CONTES D'ITALIE
L'ingénieur haussa les épaules et se leva :
— Oui, oui ! Cette histoire, vous le savez,
a coûté trente-sept mille livres à l'entre-
prise...
— Il aurait été plus intelligent de les
ajouter aux salaires.
— Hum ! Vous comptez mal ! De l'in-
telligence ! Chaque animal a la sienne...
Il tendit sa main sèche et jaune, et quand
l'ouvrier la serra, il ajouta :
— Malgré tout, je vous le répète, vous
devriez étudier, étudier...
— Je m'instruis sans cesse.
— Vous auriez fait un ingénieur avec
une belle imagination.
— Hé ! l'imagination ne m'empêche pas
de vivre...
— Au revoir, entêté !
Et l'ingénieur s'en alla sous les acacias, au
travers du réseau des rayons solaires; il
mouvait lentement ses longues jambes
décharnées et tendait avec soin son gant sur
les minces doigts de sa main droite.
Le petit sommelier aux cheveux bleu-noir
LES ADVERSAIRES 181
quitta sa place à la porte du restaurant, d'où
il avait écouté cette conversation, et dit à l'ou-
vrier qui fouillait dans sa bourse et en tirait
des sous de cuivre :
— Il vieillit beaucoup, notre gros bon-
net !
— Il sait encore se défendre ! s'exclama
l'ouvrier avec assurance. Il a beaucoup de
feu sous le crâne.
— Où parlerez-vous la prochaine fois ?
— Au même endroit, à la Bourse du tra-
vail. Vous m'avez entendu ?
— Trois fois, camarade...
Après s'être serré la main avec vigueur,
ils se quittèrent en souriant ; l'un se dirigea
du côté opposé à celui qu'avait pris l'ingé-
nieur ; l'autre se mit à débarrasser les tables,
en chantonnant d'un air pensif.
Un groupe d'écoliers en tabliers blancs,
garçons et filles, défile au milieu de la route ;
les rires et le bruit s'en dégagent comme des
182 CONTES d'italie
étincelles ; les deux chefs de la bande
soufflent dans des feuilles de papier roulé en
guise de trompettes ; les acacias éparpillent
sur eux la neige de leurs blancs pétales. On
regarde toujours les enfants, on les regarde
avec une avidité particulière au printemps
et on a envie de leur crier, d'une voix
joyeuse et forte :
— Hé! petits hommes, vive votre ave-
nir !
LA CARTE POSTALE
Dans un silence solennel, le soleil se lève ;
des rochers de l'île, un brouillard bleuâtre
monte vers le ciel, imprégné du doux par-
fum des genêts dorés.
Au milieu de la sombre plaine des eaux
endormies, sous la pâle coupole du ciel,
l'île est comme un autel élevé au dieu
Soleil.
Les étoiles viennent de s'éteindre, mais
la blanche Vénus scintille encore ; solitaire,
elle se noie dans la froide hauteur du ciel
trouble, au-dessus des couches transpa-
rentes des nuages teintés de rose qui se con-
sument lentement à la flamme des premiers
rayons.
Pour accueillir le soleil, les brins d'herbe
184 contes d'italie
se redressent, ainsi que les pétales des
fleurs, appesantis par la rosée ; des gouttes
lumineuses pendent au bout des tiges, elles
grossissent, se détachent et tombent sur la
terre qui sort de son sommeil.
Les oiseaux se sont réveillés, ils voltigent
et chantent dans le feuillage des oliviers ;
et, d'en bas, s'exhalent vers la montagne les
profonds soupirs de la mer, ranimée par le
soleil.
Tout est calme, les gens dorment encore,
et dans la fraîcheur du matin, le parfum
des fleurs et des herbes est plus net que les
sons.
*
* *
Sur le seuil de la blanche maisonnette,
assaillie de toutes parts parla vigne, comme
une barque par les flots glauques de la mer,
apparaît le vieux Ettore Gecco, qui vient
saluer le jour. C'est un homme solitaire,
misanthrope, aux longs bras de singe, au
crâne dénudé de sage, au visage si fripé par
le temps, qu'on ne distingue presque plus
LA CARTE POSTALE 185
les yeux au milieu des rides sèches qui les
entourent.
Après avoir lentement porté à son front
sa main velue et noire, il contemple un
grand moment le ciel rose, puis il regarde
autour de lui ; sur la pierre lilas de l'île
chatoie toute une gamme de tons émeraude
et or : le rose, le rouge et le jaune flam-
boient. Le visage tanné du vieillard s'épa-
nouit en un petit rire débonnaire ; il hoche
sa tête pesante et ronde.
A son attitude, on dirait qu'il porte un
fardeau ; ses pieds sont très écartés l'un de
l'autre, son dos un peu voûté ; autour de
lui, l'aurore s'amuse avec une gaîté tou-
jours croissante ; la verdure de la vigne
étincelle avec plus d'éclat, les pinsons et les
serins gazouillent plus fort parmi les ar-
bustes, les clématites et les ronces ; dans les
buissons d'euphorbe, les cailles chantent ;
un merle siffle, insouciant et coquet comme
un Napolitain.
Le vieux Gecco élève ses longs bras fati-
gués au-dessus de sa tête : il s'étire comme
I8H contes d'itàlie
s'il se préparait à s'envoler vers la mer pai-
sible, semblable à du vin dans une coupe.
Et après avoir fait jouer ses vieux os, il
s'assied sur une pierre près de la porte. De
la poche de sa veste, il sort une carte pos-
tale, ferme à demi les paupières et se met
à la regarder attentivement, en remuant les
lèvres sans parler. Sur son large visage,
qui n'a pas été rasé depuis longtemps et
qui semble comme argenté, un nouveau
sourire apparaît ; et dans ce sourire se
confondent bizarrement l'amour, la tristesse
et la fierté.
Sur le morceau de carton qu'il tient, sont
représentés en bleu deux jeunes hommes
aux larges épaules ; ils sont assis côte à côte
et ils sourient gaîment ; ils ont des cheveux
bouclés, une grosse tête comme celle du
vieux Cecco ; au-dessus des portraits, on a
s imprimé en grandes lettres très lisibles :
« Arturo et Enrico Cecco, deux nobles
combattants de la classe ouvrière. Ils orga-
nisèrent la grève de vingt-cinq mille ou-
vriers de l'industrie textile, dont le gain
LA CARTE POSTALE 187
était de six dollars par semaine, et ils
viennent d'être incarcérés. Vivent les cham-
pions de la justice sociale ! »
Le vieux Cecco ne sait pas lire et l'in-
scription est écrite en langue étrangère ;
mais il sait ce qu'elle signifie ; chaque mot
lui est familier et crie, chante, comme une
trompette de cuivre.
Cette carte postale bleue avait causé au
vieillard beaucoup d'inquiétudes et de tra-
cas ; il l'avait reçue deux mois auparavant
et, immédiatement, avec son instinct pater-
nel, il avait senti que quelque chose allait
mal : car on ne publie le portrait des
pauvres gens que lorsqu'ils ont violé les lois.
Cecco avait caché ce morceau de papier
dans sa poche ; c'était comme une pierre
posée sur son cœur et dont le poids aug-
mentait chaque jour. Bien des fois, il vou-
lut montrer sa carte au curé, mais une
longue expérience de la vie l'avait con-
188 contes d'italie
vaincu que « si le prêtre dit la vérité à
Dieu, il ne la dit jamais aux hommes ».
La première personne à laquelle il de-
manda la signification de la mystérieuse
carte fut un peintre étranger, un jeune
homme, grand et mince, aux cheveux roux,
qui venait très souvent chez Gecco.
— Signor, dit Cecco au peintre, qu'ont-
ils fait, ces gens-là ?
L'artiste jeta un coup d'œil sur les
joyeuses physionomies des deux enfants du
vieillard et il répondit :
— Quelque chose de drôle, sans doute..-
— Et qu'y a-t-il d'écrit en haut ?
— C'est en anglais.' Les Anglais excep-
tés, personne ne comprend leur langue,
sinon Dieu et aussi ma femme, si elle dit
la vérité en cette circonstance, car dans
bien des cas elle ne la dit pas.
Le peintre était bavard comme une pie :
il était visible qu'il ne pouvait parler
sérieusement de quoi que ce fût. Le vieil-
lard le quitta avec un air morne ; le lende-
main, il se rendit chez la femme de l'artiste,
LA CARTE POSTALE 189
une grosse signora. Il la trouva au jardin,
vêtue d'une robe blanche, ample et trans-
parente : elle était accablée par la chaleur ;
couchée dans un hamac, elle levait des yeux
irrités vers le ciel bleu.
— Ces gens ont été mis en prison, dit-
elle en mauvais italien.
Les jambes du vieillard tremblèrent
comme si l'île tout entière avait vacillé sous
un choc ; il trouva pourtant la force de
demander :
— Ils ont tué ou volé ?
— Oh ! non. Ce sont des socialistes, tout
simplement.
— Des socialistes, qu'est-ce que c'est?
— C'est de la politique ! expliqua la
signora, et elle ferma les yeux.
Cecco savait que les étrangers sont des
gens absurdes, plus bêtes que les Calabrais ;
mais il avait envie de savoir la vérité au
sujet de ses enfants et il attendit longtemps
près de la signora, jusqu'à ce que celle-ci
ouvrît enfin ses grands yeux indolents. Et
alors il demanda, en désignant du doigt les
deux visages :
190 CONTES D'ITALIE
— Est-ce honnête ?
— Je ne sais pas, répondit-elle avec ennui
Je t'ai dit que c'était de la politique, com-
prends-tu ?
*
* *
Toute la nuit, le vieux garda le portrait de
ses enfants entre ses doigts ; à la lueur de la
lune, la carte semblait noire et faisait naître
des pensées encore plus sombres. Le matin,
il résolut d'interroger le prêtre ; l'homme à
la soutane noire lui répondit brièvement et
avec sévérité :
— Les socialistes, ce sont des gens qui
nient la volonté de Dieu ; il te suffît de
savoir cela.
Et il ajouta d'un ton plus sévère encore,
tandis que Cecco s'en allait :
— Il est honteux de s'intéresser à des
choses pareilles, à ton âge...
« C'est heureux que je ne lui aie pas
montré la carte ! » pensa le vieillard .
Trois ou quatre jours après, il se rendit
LA CARTE POSTALE 191
^ — ^i I I » i ■ ■ il ■ i Ml 11 i— ^ — — m— ^ »—
chez le coiffeur, un faraud, un étourdi,
robuste comme un jeune âne, dont on disait
qu'il aimait pour de l'argent de vieilles
dames américaines qui viennent soi-disant
jouir de la beauté de la mer et qui, en réa-
lité, cherchent des aventures avec de pauvres
gens.
— Dieu ! s'exclama ce mauvais garçon
après avoir lu l'inscription, et ses joues
s'enflammèrent de joie. C'est Arturo et
Enrico, mes camarades ! Ah ! je vous féli-
cite de tout cœur, père Ettore, et je me
félicite, moi aussi. Voilà que j'ai encore
deux compatriotes célèbres de plus ! Com-
ment n'en serait-on pas fier !
— Ne bavarde pas trop ! avertit le vieil-
lard.
Mais l'autre criait en gesticulant :
— Ah ! que je suis content!
— Qu'y a-t-il d'écrit sur eux ?
— Je ne peux pas le lire, mais je suis
sûr que c'est la vérité. Les pauvres garçons
doivent être de grands héros pour qu'on ait
enfin dit la vérité à leur sujet !
192 CONTES D* ITALIE
— Tais-toi , je t'en prie ! répéta le vieillard,
et il partit en faisant claquer furieusement
ses sabots sur les pierres.
Il se rendit chez un signor russe qui pas-
sait pour un homme honnête et bon, s'as-
sit près du lit de camp sur lequel celui-ci se
mourait lentement, et demanda :
— Que dit-on de ces gens-là?
Fermant à demi ses yeux tristes et déco-
lorés par la maladie, le Russe lut d'une
voix faible l'inscription de la carte postale.
Le vieillard l'interrompit :
— Signor, vous le voyez, je suis très
vieux et j'irai bientôt vers mon Dieu. Quand
la Madone me demandera ce que j'ai fait
de mes enfants, je devrai lui répondre en
détail et sincèrement. Ce sont mes enfants
qui sont sur cette carte, mais je ne com-
prends pas ce qu'ils ont fait et pourquoi ils
sont en prison .
Alors, le Russe lui conseilla d'un ton
très grave et très simple :
— Vous direz à la Madone que vos
enfants ont bien compris le principal ensei-
LA CARTE POSTALE 193
gnement de son Fils : ils aiment leur pro-
chain d'un vivant amour.
On ne peut dire de mensonges avec
simplicité ; pour mentir, il faut des mots
sonores et quantité d'enjolivements. Le
vieillard crut le Russe et il serra avec force
la frêle main qui ignorait le labeur.
— Ainsi, la prison, ce n'est pas une
honte pour eux ?
— Non, dit le Russe. Vous le savez, on
ne met les riches en prison que lorsqu'ils
ont fait trop de mal et qu'ils n'ont pas su le
dissimuler, tandis que les pauvres diables,
eux, sont jetés au cachot dès qu'ils veulent
faire un tant soit peu de bien. Vous êtes un
heureux père.
Et, de sa voix frêle, il raconta à Gecco
ce que les gens honnêtes avaient projeté de
faire de la vie : ils voulaient vaincre la
misère et l'ignorance, et tous les abus et les
infamies qui en résultent.
13
194 CONTES d'italie
*
* *
Le soleil flambe au ciel comme une fleur
de feu et sème la poussière dorée de ses
rayons sur les grises masses des rochers ;
dans chaque fissure de la pierre, quelque
chose de vivant — herbes couleur d'éme-
raude, fleurs bleues comme le ciel — se
dresse avec avidité vers le soleil. Les étin-
celles dorées de la lumière solaire éclatent
et s'éteignent dans les grosses gouttes de
rosée cristalline.
Le vieillard regarde comme tout, autour
de lui, aspire la lumière, absorbe cette force
vivante, comme les oiseaux s'affairent et
construisent des nids en chantant. Il pense
à ses enfants, qui sont sur l'autre bord
de l'Océan, détenus dans la prison d'une
grande ville, ce qui est mauvais pour la
santé, oui, très mauvais.
Mais ils sont en prison, parce qu'ils sont
honnêtes, comme leur père l'a été toute sa
vie.
LA CARTE POSTALE 19S
Et le vieux visage bronzé s'illumine d'un
sourire orgueilleux.
— La terre est riche, les gens sont
pauvres ; le soleil est bon et l'homme mau-
vais, se dit le vieillard. J'ai pensé à cela toute
ma vie et quoique je ne leur en aie pas parlé,
ils m'ont compris. Six dollars par semaine,
c'est quarante lires. Oh! oh! Mais ils ont
trouvé que c'était trop peu, pour un homme
qui veut bien vivre, et vingt-cinq mille de
leurs camarades onl été d'accord.
Il est sûr que ses pensées secrètes se sont
développées et agrandies en ses enfants ; il
en est très fier, mais il sait combien les gens
ajoutent peu de foi aux histoires qu'ils
inventent eux-mêmes tous les jours, et il se
tait.
Pourtant, le vieux cœur si vaste déborde
parfois, en pensant à l'avenir des deux fils,
et alors Gecco, redressant son dos voûté,
bombant sa poitrine, rassemblant ses der-
nières forces, crie d'une voix enrouée vers
la mer, vers le lointain, dans la direction
où sont ses enfants :
196 CONTES d'italie
— Va li o !
Et le soleil rit, s'élevant toujours plus
haut, au-dessus de l'eau molle et épaisse
de la mer ; dans les vignes, les gens
répondent au vieillard :
— O-oï-i. . .
L'INVINCIBLE ENNEMI
C'est le printemps; le soleil brille avec
éclat ; aussi tout le monde est-il joyeux ; aux
fenêtres des vieilles maisons de pierre, les
vitres elles-mêmes étincellent gaiement.
Dans la grand'rue de la petite ville, une
foule en habits de fête bariolés s'écoule comme
un torrent; la cité tout entière est là :
ouvriers, soldats, bourgeois, prêtres, fonc-
tionnaires, pêcheurs ; tous sont gagnés par
l'ivresse printanière ; on parle haut, on rit
beaucoup, on chante; et cette foule ne forme
qu'un seul corps robuste, pénétré de la joie
de vivre.
Les parasols de toutes couleurs, les cha-
peaux des femmes, les ballons rouges et
bleus que tiennent les enfants ressemblent
198 CONTES d'itàlie
à des fleurs fantastiques. Et partout, sem-
blables, eux aussi, à des fleurs ornant le somp-
tueux manteau d'un roi de légende, res-
plendissent parmi les rires et les cris, les
enfants, ces délicieux maîtres du monde.
Le feuillage vert pâle des arbres ne s'est
pas encore épanoui ; enroulé en fastueux
pelotons, il boit avidement les tièdes rayons
du soleil. Au loin, le soleil joue et appelle
les gens.
Dans cette foule si vivante, on peut pour-
tant distinguer un visage mélancolique.
C'est celui d'un homme robuste et de haute
taille qui donne le bras à une jeune femme.
Il n'a sans doute pas dépassé la trentaine et
cependant ses cheveux sont blancs. Il tient
son chapeau à la main et sa tête ronde appa-
raît tout argentée. Son visage maigre et
respirant la vigueur est paisible, mais
empreint d'une tristesse ineffable. Ses
grands yeux noirs, voilés par les cils, ont
ce regard propre à ceux qui ne peuvent
oublier, qui n'oublieront jamais une douleur
par eux subie.
l'invincible ennemi 199
— Observe ce couple, l'homme surtout,
me dit mon compagnon. Il a vécu un de ces
drames qui se jouent toujours plus fréquem-
ment parmi les ouvriers de l'Italie septen-
trionale.
* *
Et voici ce que mon ami me raconta :
— Cet homme est un socialiste, le rédac-
teur d'un petit journal prolétarien local.
C'est un ouvrier peintre en bâtiments,
une de ces natures pour qui la science
devient une foi, et en qui la foi excite
encore davantage la soif de savoir. C'est un
anticlérical intelligent et acharné; vois de
quels yeux terribles les prêtres noirs le
suivent !
Il y a cinq ans, comme il faisait de la pro-
pagande, il rencontra dans un des cercles
qu'il avait formés, une jeune fille qui attira
immédiatement son attention. Ici, les
femmes ont trop appris à croire tacitement,
avec une fermeté inébranlable. Pendant des
siècles, les prêtres ont développé en elles
200 contes d'italie
celte faculté et ils ont obtenu ce qu'ils vou-
laient. Quelqu'un a dit avec justesse que
l'Église catholique est édifiée sur le sein des
femmes. Le culte de la Madone n'est pas
seulement d'une beauté païenne, c'est avant
tout un culte ingénieux ; la Vierge est plus
simple que Jésus ; elle est plus proche du
cœur ; il n'y a pas de contradictions en elle :
elle ne menace pas de l'enfer ; elle n'est
qu'amour, aide, pardon. Il lui est facile de
réduire le cœur des femmes en esclavage
pour toute leur vie.
Ainsi donc, il vit cette jeune fille qui
savait parler et qui pouvait interroger ; mais
toujours, dans les questions qu'elle lui posait,
il sentait, à côté du naïf étonnement provo-
qué parles idées du socialiste, une méfiance
non dissimulée et souvent de la peur, voire de
la répulsion. Le propagandiste était obligé de
discourir souvent sur la religion, d'attaquer
violemment le pape et les prêtres. Chaque
fois qu'il développait ce thème, il lisait de la
haine et du mépris dans les yeux de la jeune
fille. Et quand elle le questionnait sur quelque
l'invincible ennemi 201
sujet que ce soit, elle prenait un ton hostile
et sa douce voix se faisait mordante. Il était
visible qu'elle connaissait la littérature catho-
lique dirigée contre le socialisme et que les
membres du petit groupe attachaient autant
d'importance à ses paroles qu'à celles de son
contradicteur.
Ici, on traite la femme beaucoup plus
simplement, plus brutalement qu'en Russie,
et jusqu'à ces derniers temps, les Italiennes
ont justifié cette manière d'agir. Ne s'in-
téressant à rien, sauf au culte, elles étaient
nécessairement étrangères aux progrès qu'ac-
complissaient les hommes et n'en compre-
naient pas l'importance.
L'amour-propre du peintre était touché ;
sa renommée de propagandiste habile souf-
frait dans ses controverses avec cette jeune
fille. Il se fâchait, s'excitait ; plusieurs fois,
il parvint à la tourner en ridicule, mais elle
lui rendit la pareille ; elle lui inspirait un
respect involontaire et le poussait à se pré-
parer avec un soin tout particulier pour les
séances auxquelles elle assistait.
202 contes d'italie
En outre, il remarqua que chaque fois
qu'il lui arrivait de parler du présent hon-
teux, du joug qui accable l'homme d'aujour-
d'hui et mutile les corps comme les âmes ;
chaque fois qu'il dépeignait la vie dans les
sociétés futures, la jeune fille devenait tout
autre. Elle éprouvait la colère contenue
d'une femme forte et intelligente, qui con-
naît le fardeau des chaînes de l'existence ;
elle avait l'avidité crédule de l'enfant qui
écoute un conte de fée, une légende répon-
dant à l'état de son âme merveilleusement
complexe.
Cette transformation faisait naître en
l'homme le pressentiment de sa victoire sur
un ennemi puissant, sur un ennemi qui pou-
vait être un excellent camarade, un bon
combattant pour la cause de l'avenir.
Ce débat entre eux dura presque une an-
née, sans leur donner l'envie de se rappro-
cher et de discuter seul à seule. L'homme
finit par faire les premières avances.
l'invincible ennemi 203
— Mademoiselle, vous êtes constamment
en contradiction avec moi, dit-il; ne trouvez-
vous pas que, dans l'intérêt de la cause, il
vaudrait mieux que nous fissions plus ample
connaissance ?
Elle acquiesça volontiers et dès les pre-
miers mots, leur antagonisme s'accentua :
la jeune fille défendait avec fougue l'église,
comme étant le seul lieu où l'être humain
trouve le repos de l'âme, où, aux yeux de la
bonne Madone, tous sont égaux et également
dignes de pitié, quelle que soit leur position
sociale. L'ouvrier répliquait que ce n'est
pas le repos qu'il faut à l'humanité, mais le
combat, que l'égalité civique est impossible
sans l'égalité des biens matériels et que der-
rière la Vierge se dissimulait un homme à
qui le malheur et la bêtise humaine étaient
profitables.
Dès lors, ces disputes remplirent toute
leur vie, chacune de leurs rencontres était
la continuation d'une seule et même conver-
sation passionnée et sans fin.
Chaque jour, se manifestait davantage
l'irréductibilité fatale de leurs convictions.
204 contes d'itàlie
Aux yeux du jeune homme, la vie était la
lutte pour l'élargissement du savoir, la lutte
pour arriver à la soumission des énergies
mystérieuses de la volonté humaine ; tout
le monde devait être également armé pour
cette lutte à l'issue de laquelle nous attendent
la liberté et le triomphe de la raison. Pour la
jeune fille, la vie était le long et douloureux
sacrifice de soi-même que l'homme faisait à
Fi n connu, la soumission de la raison à ces
lois, à cette volonté et à ces buts que le
prêtre est seul à connaître.
Consterné, il demandait :
— Mais alors, pourquoi venez- vous à nos
séances ? qu'attendez-vous du socialisme ?
— Oui, je sais que je me contredis et que
je commets un péché ! avouait-elle triste-
ment. Mais il est si bon de vous entendre
et de rêver à la possibilité du bonheur uni-
versel.
Elle n'était pas très belle, mais elle avait
une petite figure intelligente et de grands
yeux dont le regard pouvait être doux et
courroucé, caressant et sévère. Ouvrière
l'invincible ennemi 205
dans une fabrique de soie, elle vivait avec sa
vieille mère, son père amputé des deux
jambes et une sœur cadette, élève de l'école
professionnelle. Parfois, elle était gaie, d'une
gaieté peu bruyante, mais pleine de charme.
Elle aimait les musées et les vieilles églises ;
elle était enthousiasmée par les tableaux,
par la beauté des monuments, et elle répé-
tait souvent en les admirant :
— Qu'il est étrange de penser que ces
merveilles étaient' auparavant cachées dans
les maisons privées et qu'une seule per-
sonne avait le droit d'en jouir! Le beau doit
être vu par tous ; c'est alors seulement qu'il
vit!
Elle parlait souvent d'une manière aussi
bizarre ; et il semblait toujours au peintre
que ces paroles sortaient du cœur de la jeune
fille par une fissure qu'il ne découvrait pas.
Elles lui rappelaient le gémissement d'un
blessé. Il sentait que la jeune ouvrière aimait
la vie et les êtres humains d'un amour mater-
nel, profond, plein d'angoisse et de compas-
sion. Il attendait patiemment que sa foi se
206 CONTES D ITALIE
communiquât à l'âme de la jeune fille, que
l'amour paisible se transformât en passion. Il
lui semblait qu'elle l'écoutait avec une atten-
tion croissante et que, de cœur, elle était
déjà d'accord avec lui. Et il lui parlait toujours
avec plus d'ardeur de la nécessité de lutter
sans cesse et activement pour l'affranchis-
sement de l'homme, du peuple, de l'huma-
nité, chargée de chaînes antiques dont la
rouille ronge les âmes, les assombrit et les
empoisonne.
Une fois, en l'accompagnant chez elle, il
lui dit qu'il l'aimait, qu'il la voulait pour
femme. Mais il fut effrayé de l'impression
que ces paroles produisirent sur elle. Elle
chancela, comme s'il l'eût frappée ; elle ou-
vrit les yeux tout grands, pâlit et, s'ap-
puyant contre un mur, les mains cachées
derrière le dos, elle le regarda en face et lui
dit avec une sorte de terreur :
— J'ai deviné qu'il en était ainsi ; je le
sentais presque, car il y a longtemps que je
l'invincible ennemi 207
vous aime aussi ; mais, mon Dieu, que
va-t-il advenir?
— Des jours de bonheur pour toi et pour
moi, des jours de travail en commun ! s'é-
cria-t-il.
— Non, dit la jeune fille en baissant la
tête, nous n'aurions pas dû parler d'amour.
— Pourquoi?
— Te marieras-tu à l'église? demandâ-
t-elle tout bas.
— Non.
— Alors, adieu !
Et elle le quitta à la hâte.
Il la rattrapa et voulut lui faire entendre
raison. Elle écouta en silence, sans répli-
quer ; puis elle lui dit :
— Mon père, ma mère et moi, nous
sommes tous croyants et nous mourrons dans
la foi. Le mariage à la mairie, pour moi,
n'est pas un mariage ; s'il naissait des enfants
d'une union pareille, ils seraient malheu-
reux, je le sais. Le mariage religieux seul
sanctifie l'amour ; seul, il donne le bonheur
et la paix.
208 CONTES d'itàlïe
Il comprit qu'elle ne céderait pas de sitôt ;
lui, évidemment, ne pouvait pas céder non
plus. Ils se séparèrent ; la jeune fille lui
dit, en le quittant :
— Ne nous torturons pas l'un l'autre ; ne
cherche pas à me revoir... Ah, si tu t'en
allais d'ici... Je ne peux le faire, moi, je suis
trop pauvre !
— Je ne veux m'engager par aucune
promesse, répondit-il.
Et la lutte entre ces deux êtres forts com-
mença : ils se revirent, naturellement, et
même plus souvent qu'auparavant ; ils se
revirent, parce qu'ils s'aimaient ; ils cher-
chaient l'occasion de se voir, dans l'espoir
que l'un d'eux ne saurait résister aux tor-
tures d'un sentiment toujours plus violent et
non satisfait. Leurs rencontres les laissaient
pleins de désespoir et de douleur ; après
chaque entrevue avec elle, il se sentait bri-
sé et sans forces ; tout en larmes, elle allait
se confesser; il le savait et il lui semblait que
la muraille noire élevée par les hommes ton-
surés devenait de jour en jour plus haute, plus
l'invincible ennemi 209
m*m————m————m——- i 11 ■ — — mm ^— ^— m»
épaisse et plus indestructible et qu'elle le sé-
parait à jamais de la jeune fille.
Un jour de fête, comme il se promenait
avec elle en dehors de la ville, dans la cam-
pagne, il exprima tout haut une pensée qui
le travaillait :
— Il me semble parfois que je pourrais
te tuer.
Elle né répondit rien.
— As-tu entendu ce que j'ai dit?
Elle le regarda en face, d'un air affec-
tueux, et répliqua :
— Oui.
Et il comprit qu'elle mourrait, mais
qu'elle ne céderait pas. Avant ce « oui », il
la prenait parfois dans ses bras et l'embras-
sait; elle se défendait, mais sa résistance
faiblissait ; déjà, il rêvait qu'un jour elle
s'abandonnerait et que, ayant vaincu son
être, il aurait son cœur. Mais, à dater de
cette heure, il sentit que ce n'aurait pas été
une victoire, mais un asservissement, et
alors il cessa de la troubler ainsi.
Elle lui déclara un jour :
14
210 CONTES D' ITALIE
— Je comprends parfois que tout ce que
tu dis est possible, mais je pense que c'est
parce que je t'aime ! Je comprends, mais je
ne crois pas, je ne peux pas croire ! Et quand
tu t'en vas, tout ce qui est de toi s'en va
avec toi !
Ce drame dura près de deux ans ; la jeune
fille fut brisée ; elle tomba malade. Il lâcha
son travail, cessa de s'occuper des affaires de
son association, fit des dettes et évita de
rencontrer ses camarades. Il rôdait autour
de la demeure de l'aimée ou restait assis
à son chevet ; il la regardait se consumer,
devenir de jour en jour plus maigre, plus
diaphane, tandis que le feu de la maladie
flamboyait avec une force croissante dans
les yeux de la pauvre fille.
— Parle-moi de la vie, de l'avenir ! lui
demandait-elle.
Il parlait du présent, énumérant d'un ton
cattf tout ce qui fait périr les hommes,
l'invincible ennemi 211
tout oe qu'il combattrait sans trêve ; tout ce
qu'il fallait rejeter hors de la vie humaine,
comme on rejette des guenilles sales.
Elle écoutait et, quand ses souffrances de-
venaient insupportables, elle l'arrêtait, en lui
touchant la main et en le regardant avec des
yeux suppliants.
— Est-ce que je meurs ? lui demandâ-
t-elle une fois, bien des jours après que le
médecin eût dit au peintre qu'elle était con-
damnée.
Il ne répondit pas et baissa les yeux.
— Je sais que je mourrai bientôt, dit-
elle. Donne-moi la main.
Quand il la lui tendit, elle y appliqua ses
lèvres brûlantes et dit :
— Pardonne-moi , je suis coupable envers
toi ; je me suis trompée et je t'ai fait souf-
frir. Je vois, maintenant que je suis près de
mourir, que ma foi était seulement la peur
de ce que je ne pouvais comprendre, mal-
gré mes désirs et tes efforts. C'était de la
peur, mais elle était dans mon sang ; je suis
née avec elle. J'avais ma raison, — ou ta rai-
212 contes d'itàlië
son — -, mais un cœur étranger ; ta cause était
la bonne, je l'ai compris, mais mon cœur ne
pouvait se mettre d'accord avec toi...
* Elle mourut quelques jours plus tard ; et
les cheveux de cet homme devinrent blancs
pendant qu'elle était à l'agonie ; oui, ses
cheveux blanchirent et il n'avait que vingt-
sept ans !
Il s'est marié, il y a peu de temps, avec
la seule amie qu'avait la jeune fille, une de
ses élèves. Ils s'en vont au cimetière ; ils y
vont tous les dimanches porter des fleurs sur
la tombe.
Il ne croit pas à sa victoire ; il est per-
suadé qu'en lui disant : « Ta cause était la
bonne » la jeune fille a menti pour le con-
soler. Sa femme est du même avis. Tous
deux révèrent la mémoire de la défunte. Et
cette douloureuse histoire de la ruine d'un
être humain intelligent et bon rehausse leurs
forces en leur inspirant le désir de le venger
et donne au travail qu'ils font eii commun un
caractère de beauté infatigable...
l'invincible ennemi 213
Sous le soleil s'écoule un torrent vivant
de gens en habits de fête bariolés ; un bruit
joyeux les accompagne. Les enfants crient
et rient. Sans doute, ces gens ne sont pas
tous heureux, plus d'un cœur est étreint
par une sombre douleur, bien des esprits
tourmentés par des contradictions. Mais
nous allons tous vers la liberté, et cela est
de nature à nous consoler !
Et plus nous serons d'accord, plus nous
irons vite !
RÊVE DE BONHEUK
Dans le ciel bleu sombre de midi, le
soleil fond, inondant la terre et l'eau de ses
brûlants rayons multicolores. La mer som-
meille et dégage un brouillard opalin ; l'eau
bleuâtre étincelle, pareille à de l'acier; la
forte odeur du sel marin se répand avec
violence sur la rive déserte.
Les vagues tintent, en rejaillissant pares-
seusement sur les tas de pierres grises ;
elles roulent par-dessus leurs arêtes et bruis-
sent sur les petits cailloux; la crête des va-
gues n'est pas bien haute; transparente
comme du verre, elle n'a point d'écume.
La montagne est enveloppée, grâce à la
chaleur torride, d'une fine vapeur violacée ;
les feuilles pâles des oliviers ressemblent
RÊVE DE BONHEUR 215
à du vieil argent; sur les terrasses des jar-
dins, qui revêtent la montagne, parmi le
sombre velours du feuillage, resplendit l'or
des citrons et des oranges ; les fleurs pour-
pres des grenadiers ont un sourire éclatant,
et partout il y a des fleurs, beaucoup de
fleurs...
Le soleil aime cette terre...
Deux pêcheurs sont assis, côte à côte,
sur les galets. L'un est un vieillard au
visage mafflu ; son menton, ses lèvres et ses
joues sont recouverts de poils gris; son nez
est rouge, ses mains bronzées par le hâle et
ses yeux disparaissent entre des boursou-
flures de chair. Il a lancé très loin dans la
mer une ligne flexible; ses jambes velues
pendent dans Teau verdâtre; la vague les
atteint en bondissant et des gouttes lourdes
et lumineuses s'en détachent et retombent
dans la mer.
Derrière le vieillard, un jeune homme
216 comtes d'italie
aux yeux noirs, au teint basané, au corpâ
souple et bien proportionné, se tient accou-
dé à un rocher. Il est coiffé d'un bonnet
rouge, son torse bombé est recouvert d'un
tricot blanc ; son pantalon bleu est retrous-
sé jusqu'aux genoux. De sa main droite f
il se tiraille la moustache et il regarde pensi-
vement au loin, là où se balancent les ba-
teaux des pêcheurs; beaucoup plus loin
encore, on aperçoit une voile blanche im-
mobile qui se dissout dans la chaleur torride,
comme un nuage.
— Elle est riche, cette signora? demande
le vieux d'une voix enrouée, en soulevant
légèrement son engin.
Le jeune homme répond à mi-voix :
— Je crois que oui ! Elle a une broche
avec une grosse pierre bleue comme la mer,
des boucles d'oreilles, beaucoup de bagues
et une montre... Je pense que c'est une
Américaine...
— Et elle est jolie ?
— Oh ! oui. Elle est très maigre, c'est
vrai, mais elle a des yeux qui ressemblent
RÊVE DE BONHEUR 217
à. des fleurs, et puis, tu sais, une petite
bouche, un peu entr'ou verte... .
— C'est la bouche d'une femme honnête,
qui n'aime qu'une fois dans sa vie.
— C'est ce qui m'a semblé aussi.
Le vieux retira sa ligne de l'eau, examina
en clignant de l'œil l'hameçon nu, et grom-
mela avec un petit rire :
— Le poisson n'est pas plus bête que
nous, certes...
— Qui est-ce qui pêche au milieu du
jour? demanda le jeune homme, en s'ac-
croupissant sur le sol.
— Moi, répondit l'autre, en remettant une
amorce.
Puis, lançant son engin très loin dans la
mer, il reprit :
— Et vous vous êtes promenés en bateau
toute la nuit, dis-tu?
— Le jour se levait déjà quand nous
avons débarqué, répondit le jeune homme,
et il poussa un profond soupir.
— Vingt lires ?
— Oui.
218 CONTES d'italie
— Elle aurait pu donner davantage.. .
— Elle aurait pu donner beaucoup...
— Et de quoi avez- vous parlé?
Le jeune homme baissa la tête, attristé
k et dépité :
— Elle ne sait qu'une dizaine de mots
d'italien et c'est à peine si nous avons échan-
gé quelques phrases...
— Le véritable amour frappe le cœur
comme un éclair et il est muet comme
un éclair aussi, le sais-tu ? fit le vieillard en
se tournant, et il découvrit ses dents
blanches en un large sourire.
Ramassant une grosse pierre, le jeune
homme allait la lancer dans la mer ; il ten-
dait déjà le bras, mais il la jeta en arrière,
par-dessus son épaule, et dit :
— Parfois, on ne comprend pas pourquoi
les gens parlent des langues différentes...
— On dit que le temps viendra où ce ne
sera plus ! déclara le vieux après un instant
de silence.
Sur la nappe céruléenne de la mer, dans
la vapeur laiteuse du lointain, un blanc na-
RÊVE DE BONHEUR 219
vire glisse sans bruit, pareil à l'ombre d'un
nuage.
— Pour la Sicile ! annonce le vieux en
le désignant d'un hochement de tête.
Il tira de sa poche un long cigare noir
et tortu qu'il partagea en deux, et tout en
offrant par-dessus l'épaule une moitié au
jeune homme, il reprit :
— A quoi pensais-lu, pendant que tu
étais avec elle ?
— L'homme pense toujours au bon-
heur...
— C'est pourquoi il est toujours bête,
expliqua tranquillement le vieillard.
Les deux pêcheurs allumèrent leur cigare.
Les volutes bleuâtres de la fumée s'élevèrent
au-dessus des pierres, dans l'air calme, im-
prégné de la plantureuse odeur de la terre
fertile et de l'eau caressante.
— Je lui ai chanté des chansons et elle
a souri.
— Ah!
— Mais, tu le sais, je chante mal.
— C'est vrai.
220 CONTES d'italie
— Ensuite, j'ai posé les rames et je l'ai
regardée.
— Hé, hé!
— Je l'ai regardée en pensant : « Moi,
je suis jeune et fort, et toi, tu t'ennuies ;
aime-moi et fais-moi vivre d'une bonne
vie!... »
— Elle s'ennuie ?
— Est-ce qu'on va dans un pays étranger,
lorsqu'on n'est pas pauvre et qu'on ne s'en*
nuie pas ?
— Bravo !
— ... « Je te le promets par le nom de
la Vierge Marie, pensais-je, et tout le monde
sera heureux autour de nous... »
— Voyez- vous ça! s'écria le vieillard.
Il rejeta sa grosse tête en arrière et se mit
à rire d'un rire profond.
— ... « Je te serai toujours fidèle... »
— Hum!
— ... « Ou bien, pensais-je, vivons
quelque temps ensemble, je t'aimerai tant
que lu voudras, et ensuite, tu me donneras
de quoi acheter une barque, des filets, un
RÊVE DE BONHEUR 221
lopin de terre ; je reviendrai dans mon cher
pays et je garderai un bon souvenir de toi,
toute ma vie, toujours... »
— Ce ne serait pas bête...
— Puis, vers le matin, je me disais :
« Non, il ne me faut rien de tout cela ;
je n'ai pas beaucoup d'argent, c'est vrai,
mais c'est de toi seule que je voudrais, ne
serait-ce que pour une nuit. . . »
— Comme ça, c'était plus simple...
— ...« Pour une seule nuit !... »
— Eccûj dit le vieux.
— Il me semble qu'un petit bonheur est
toujours plus honnête, oncle Pierre...
Le vieillard garda le silence, serrant ses
lèvres charnues et rasées, les yeux obstiné-
ment fixés sur l'eau verte. Le jeune homme
se mit à chantonner tristement à mi-
Voix :
— « Oh, sole mio... »
— Oui, oui, dit soudain le vieux, en ho-
chant la tête ; un petit bonheur est plus hon-
nête, mais un grand bonheur vaut mieux...
222 contes d'Italie
Les pauvres gens sont plus beaux et les
riches sont plus forts... Et tout va comme
ça... tout !
Les vagues bruissent et clapotent. Les
bleues volutes de fumée planent sur la tête
des deux hommes comme des auréoles.
Le jeune pêcheur se lève et chantonne t
tout en gardant son cigare au coin de la
bouche. Il appuie son épaule au flanc d'un
rocher gris, les bras croisés sur la poitrine ;
il regarde le lointain de ses grands yeux
rêveurs.
Le vieux reste immobile ; il a haussé la
tête et semble sommeiller.
Sur les montagnes, les ombres violettes
s'épaississent et deviennent plus caressantes.
Et le jeune homme chante :
O, mon soleil!
Encore plus beau,
Plus beau que toi,
Un soleil est né !.. .
I
RÊVE DE BONHEUR 223
Encore plus beau que toi !
O, soleil, soleil,
Rayonne sur ma poitrine ... !
Les vagues vertes et joyeuses clapotent.
VEILLES DE FÊTES
Il est bientôt minuit.
Au-dessus de la petite place de Capri,
dans le ciel, flottent des nuages bas ; les
contours lumineux des étoiles apparaissent ;
le bleu Sirius flamboie puis s'éteint ; par la
porte de l'église, se répand le chant grave et
plein de l'orgue, et la course des nuages, le
tremblotement des étoiles, le mouvement
des ombres sur les murailles des édifices et
les dalles de la place, composent aussi
comme une douce musique.
Selon ce rythme majestueux, la place tout
entière, qui ressemble étrangement à un
décor d'opéra, vacille et paraît tantôt
étroite et sombre, tantôt vaste et d'une clarté
transparente.
VEILLES DE FÊTES 225
Au-dessus du Monte Solario s'étend la
merveilleuse constellation d'Orion : la cime
du mont est somptueusement couronnée de
blancs nuages, tandis que le flanc, abrupt
comme une muraille, est tout entrecoupé de
fissures ; on dirait un visage ancien et
sombre, accablé par une méditation sur le
monde et l'humanité.
Là-haut, à six cents mètres d'altitude, se
trouvent un petit couvent abandonné et un
cimetière minuscule, dont les tombes peu
nombreuses ressemblent à des parterres de
fleurs. Ce sont les sépulcres des moines du
couvent.
Sur la place, les enfants jouent bruyam-
ment à lancer des pétards ; les serpents de
feu bondissent avec fracas sur les pierres
en crachant de rouges étincelles ; parfois
une main hardie jette en l'air, très haut, un
pétard allumé qui siffle et voltige, pareil à
une chauve-souris effrayée ; de petites sil-
houettes agiles s'enfuient de tous côtés avec
des rires et des cris ; une explosion sonore
se fait entendre et éclaire pendant une
226 CONTES D ITALIE
seconde les bambins réfugiés dans les
recoins.
Les détonations retentissent presque sans
discontinuer, couvrant le bruit des rires, les
exclamations d'épouvante et le claquement
sec des sabots sur la lave sonore; des
ombres frémissent en prenant leur essor ;
des reflets rougeâtres illuminent les nuages,
et les vieux murs des maisons semblent
sourire : ils se rappellent l'enfance des vieil-
lards, et ils ont assisté plus d'une centaine
de fois à ce divertissement bruyant et
quelque peu dangereux auquel les enfants
se livrent, la veille de Noël.
Entre deux explosions, on entend de nou-
veau le grondement grave et solennel de
l'orgue ; la mer répond d'en bas, par les
coups sourds qu'elle assène aux rochers
de la rive et par le bruissement continuel
des flots.
Le golfe ressemble à une coupe pleine de
vin noir et écumeux, au bord de laquelle
scintillent, comme un collier d'or et de
pierres précieuses, les feux des villes.
VEILLES DE FÊTES 227
■ ■ i - 1 1 ■ ■ i m . . i i ■■
Au-dessus de Naples, s'étend un halo cou-
leur d'opale, qui se balance comme l'aurore
boréale ; par dizaines, les fusées explosent ;
des bouquets s'épanouissent en feux écla-
tants et s'éteignent, après s'être arrêtés un
instant dans le nuage tremblant; puis un
grondement sourd retentit.
Tout le long de l'hémicycle du golfe, une
merveilleuse conversation s'engage et con-
tinue entre les feux : le phare du fort de
Naples brille avec une froide blancheur ;
l'œil rouge du Cap Misène étincelle ; les
feux de l'île de Procida et ceux qui sont
aux pieds d'Ischia ressemblent à d'énormes
brillants fixés sur le souple velours des té-
nèbres.
Le golfe est parcouru par un troupeau de
blanches vagues ; à travers leur clapotis
chantant arrivent du lointain les soupirs
adoucis des fusées qui éclatent ; l'orgue
continue à gronder et les enfants à rire, mais
soudain la cloche de l'horloge de la tour
frappe vingt-quatre coups.
228 contes d'italie
*
La messe est dite ; en un flot bigarré, la
foule sort de l'église et se répand sur les
larges marches de l'escalier, et les rouges
serpents s'élancent au-devant d'elle en se
tordant. Les femmes poussent des exclama-
tions craintives, les gamins rient et sont
heureux; c'est leur fête et personne n'ose-
rait leur interdire de jouer.
Les zamponiari, des montagnards, des
pâtres des Abruzzes, vêtus de courts man-
teaux bleus et coiffés de grands chapeaux,
arrivent à la hâte. Les jambes bien dessinées
sont recouvertes de bas de laine blanche
sur lesquelles s'entrecroisent des lanières
noires ; deux d'entre eux ont des cornemuses
sous leur manteau et quatre autres tiennent
en main des cors en bois d'un timbre très
aigu.
Ces gens viennent une fois par an passer
un mois dans l'île. Chaque jour, ils célèbrent
le Christ et la Madone par leur musique
étrange et belle.
VEILLES DE FÊTES 229
Il est curieux de les voir au point du jour ;
le chapeau jeté à terre, ils se tiennent
devant la statue de la Madone ; ils regardent
le bon visage de la Vierge d'un air inspiré
-et jouent en son honneur une mélodie
indiciblement émouvante, qui fut un jour
très justement qualifiée de « sensation phy-
sique de Dieu ».
Maintenant, les pâtres s'acheminent vers
la crèche de l'Enfant Jésus, qui se trouve
dans la maison de Paolini le vieux charpen-
tier et qu'il faut transporter à l'église Sainte-
Thérèse.
Les enfants s'élancent à leur poursuite ;
la rue étroite engloutit les sombres sil-
houettes et, pendant quelques instants, la
place est presque déserte ; il ne reste plus
qu'un groupe compact qui attend la proces-
sion sur l'escalier, près de l'église, tandis
que les ombres des nuages glissent silen-
cieusement sur les murailles des édifices et
sur la tête des gens qu'ils semblent caresser.
230 contes d'italie
La mer soupire. Dans les ténèbres, au-
dessus de l'isthme, une pépinière se des-
sine, tel un immense vase sur un mince
piédestal. Sirius luit avec un éclat aveu-
glant; les nuages sont descendus du Monte
Solario; Ton voit nettement le petit cou-
vent abandonné sur la crête de la montagne,
et, derrière lui, un arbre solitaire qui semble
monter la garde.
Le chant des pâtres se répand sous les
arches des rues en ondes lumineuses et
joyeuses ; avec leur nez crochu et leurs
manteaux, les musiciens ressemblent à de
grands oiseaux ; ils ont enlevé leur chapeau
et ils marchent en jouant, entourés d'une
foule d'enfants qui tiennent des lanternes
accrochées à de longues hampes ; des
dizaines de feux se balancent en l'air et
éclairent la petite silhouette ronde du vieux
Paolino, sa barbe d'argent, la crèche qu'il
tient, et dans la crèche pleine de fleurs, le
VEILLES DE FÊTES 231
eorps rosé de l'Enfant Jésus, élevant avec
un sourire ses petites mains bénissantes.
Le vieillard contemple cette poupée de
terre cuite avec autant d'attendrissement que
si, pour lui, elle était vivante, et promet-
tait d'établir, dès le lever du soleil, « la paix
sur la terre et la bonne volonté parmi les
hommes ».
De tous côtés, des têtes blanches se dé-
couvrent, des visages sévères s'inclinent
devant la crèche ; partout brillent des yeux
caressants. Des feux de Bengale sont allu-
més, tout ce qui était sombre a disparu de
la place, comme si l'aurore était brusque-
ment survenue. Les enfants chantent, crient
et rient ; de bons sourires éclairent le visage
des grandes personnes; il semble qu'elles
aussi aimeraient à sauter et à faire du tapage,
si elles ne craignaient pas de perdre aux yeux
des bambins leur prestige de gens sérieux.
Gomme des papillons d'or, les flammes
jaunes des chandelles palpitent au-dessus
des têtes; plus haut, dans le ciel bleu fon-
cé, les étoiles étincellent de mille couleurs.
232 CONTES D ITALIE
D'une autre rue arrive encore une proces-
sion ; ce sont des fillettes qui portent la
statue de la Madone, au milieu des musi-
ciens, des feux, des cris de joie et des rires
d'enfants.
On mène l'Enfant Jésus dans une antique
petite église, où Ton ne célèbre plus le
culte, tant elle est vieille ; toute Tannée, elle
reste déserte, mais, aujourd'hui, ses vétustés
murailles sont ornées de fleurs, de branches
de palmier, de citrons et de mandarines,
et une reproduction de la Nativité la rem-
plit tout entière.
Avec de gros blocs de liège, on a édifié
les montagnes, les grottes, Bethléem et les
fantastiques châteaux au sommet des monts ;
un chemin serpente sur les flancs des mon-
ticules, dans les clairières paissent des
troupeaux de moutons et de chèvres, des
cascades scintillent ; des groupes de bergers
lèvent les yeux au ciel où resplendit un astre
d'or ; des anges volent et désignent d'une
main l'étoile conductrice, et de l'autre la
caverne où se sont réfugiés Marie, Joseph
VEILLES PE FÊTES 233
et l'Enfant Jésus-. Une riche et rutilante
caravane de rois et de mages est en marche ;
au-dessus d'elle, suspendus à des fils d'ar-
gent, se balancent des anges qui tiennent
des roses et des palmes. Mages aux longues
barbes montés sur des chameaux, vêtus de
soieries aux vives couleurs, rois aux che-
veux blonds en habits de brocart, Numi-
diens aux têtes bouclées, Arabes, Hébreux,
figurines de terre cuite en costume fantas-
tique, des centaines de personnages com-
posent ce tableau.
Autour de la crèche, des Arabes en bur-
nous blancs ont déjà eu le temps d'ouvrir
boutique et de vendre des armes, de la soie,
des pâtisseries ; des hommes de nation indéfi-
nie font commerce de vin ; des femmes vont
puiser de l'eau à la source, la cruche sur
l'épaule ; un paysan mène un âne chargé de
bois mort ; une foule de gens agenouillés
entoure l'Enfant Divin et partout s'ébattent
des bambins.
L'ensemble est composé, colorié et dispo-
sé avec tant d'adresse et d'art qu'il semble
que tout vive et s'agite.
234 CONTES d'italie
Dans la nuit sans lune du Samedi Saint,
par les étroites rues du faubourg de la ville,
une femme vêtue d'un manteau noir marche
lentement ; son visage est dissimulé par un
capuchon ; les nombreux plis de son ample
vêtement la font paraître énorme; elle
marche en silence et semble être la muette
incarnation d'une inconsolable douleur.
Elle est suivie d'un groupe si compact
qu'il paraît ne former qu'un seul corps ; ce
sont des musiciens qui vont aussi lente-
ment qu'elle ; les trompettes de cuivre sont
tendues en avant avec angoisse ; elles s'é-
lèvent d'un air suppliant vers le ciel sombre
et mugissent, et soupirent. Les clarinettes
chantent en nasillant comme des moines qui
n'auraient pas assez dormi, et le basson
souffle, tel un vent irrité ; le cornet à piston
se plaint avec un son vindicatif, les cors
de chasse l'imitent avec désespoir, et un
baryton prie tristement; une grosse caisse
VEILLES DE FÊTES 235
pousse de sourds gémissements en marquant
la mesure de cette marche lugubre ; et le
piétinement des centaines de gens sur les
dalles se mêle au battement rapide du petit
tambour.
Le cuivre des ceintures brille d'un éclat
jaune, terne et mort ; les instruments de
bois se dressent comme des trompes; la
troupe des musiciens est pareille à la
tête d'un immense serpent noir, dont le
corps se traînerait, pesant et sombre, entré
les grises murailles, parmi les rues étroites.
Noire et muette, comme enchaînée par
une invincible tristesse, la femme au man-
teau noir cherche on ne sait quoi dans les
ténèbres ; elle entraîne l'imagination au
fond des obscures croyances antiques, oh
dirait Isis appelant son frère-époux coupé
en morceaux par le mauvais Typhon ; il
semble qu'un noir rayonnement se dégage
de son incompréhensible personne et enve-
loppe toute l'ambiance dans les. angois-
santes ténèbres du passé lointain ressuscité
cette nuit.
236 CONTES D ITALIE
La lugubre musique frappe, en éveillant
mille échos, les fenêtres des maisons ; les
vitres tremblent ; les gens parlent à mi-voix ;
mais tous les bruits sont couverts par le
sourd piétinement de milliers de pieds sur
les dalles de la chaussée. Les pierres sont
solides sous les pas et pourtant le sol semble
mouvant ; on est à l'étroit ; une violente
odeur humaine se répand, et involontaire-
ment, on regarde en l'air, où les étoiles
brillent sans éclat dans un ciel nuageux.
Mais voici qu'au loin, sur une haute mu-
raille, sur les noirs rectangles des fenêtres,
le reflet d'une clarté rouge s'est montré ;
il a flamboyé et disparu pour renaître de
nouveau, et un chuchotement étouffé a passé
dans la foule, comme un souffle printanier
dans la forêt.
— Ils viennent... ils viennent...
Au loin, un autre bruit est né qui va crois-
sant. La femme au manteau noir accélère
sa marche, et la foule la suit avec plus
d'animation ; la musique elle-même a perdu
la mesure pendant quelques instants: les
veilles de fêtes 237
instruments détonnent et s'embrouillent,
et la flûte trop pressée a eu un sifflement
aigu, très drôle, qui a fait naître des rires
assourdis.
Aussitôt, avec une rapidité fantastique et
inattendue, une éclaircie se fit dans la foule
et à la clarté des torches et des feux de Ben-
gale apparurent deux personnages; l'un était
vêtu de longs habits blancs : c'était la figure
blonde et bien connue du Christ ; l'autre t
en tunique bleue, était Jean, le disciple favo-
ri du Maître ; ils étaient entourés de com-
parses obscurs qui portaient des flambeaux ;
sur leurs visages de Méridionaux se dessi-
nait le sourire de l'immense joie qu'ils
avaient eux-mêmes appelée à la vie et
dont ils étaient fiers.
Le Christ était joyeux, lui aussi ; d'une
main il tenait l'instrument de son supplice,
tout orné de fleurs, de l'autre il gesticulait
avec ardeur ; il disait quelque chose ; Jean
riait, sa tête bouclée rejetée en arrière,
jeune, imberbe et beau, tel Dionysos.
La foule se répandit sur la place en un
238 contes d'italie
torrent d'huile ; du coup il se forma un
cercle, et la femme sombre sembla soudain
* flotter vers le Christ ; quand elle fut près de
lui, elle s'arrêta, et rejeta en arrière le ca-
puchon qui lui couvrait la tête; son man-
teau tomba à ses pieds comme un nuage.
Alors, dans la clarté trépidante et fière des
feux, la tête rayonnante de la Madone appa-
rut et se mit à étinceler de l'or de ses beaux
cheveux ; de blanches colombes s'envolèrent
de dessous le manteau de la femme ou des
mains de ses plus proches voisins. Pendant
un instant, il sembla que cette femme, en
robe argentée et rutilante, le Christ orné de
fleurs, et Jean en tunique bleue, s'envo-
laient vers le ciel, dans la vivante palpita-
tion des blanches ailes pareilles à un chœur
de chérubins.
— 0, id, Ma o a, o ia/
La foule se mit à tonner par mille poi-
trines, et le monde se transforma : aux
fenêtres, partout, des feux s'allumèrent; des
mains brandirent des torches, partout vole-
taient des étincelles dorées ; le vert, le pour-
VEILLES DE FÊTES 239
à ii mm i i i ■ i i — — i ■ — — — — —
pre, le violet flamboyaient ; les pigeons vol-
tigeaient au-dessus des têtes ; tous les
visages étaient levés vers le ciel, et Ton
criait avec joie :
— Gloire, gloire à la Madone !
Les murailles des maisons vacillaient dans
les reflets des flammes ; à toutes les embra-
sures apparaissaient des têtes de femmes,
d'enfants, de jeunes filles ; les taches écla-
tantes des vêtements de fête s'épanouissaient,
telles d'immenses fleurs. La Madone recou-
verte d'argent semblait flamber et fondre,
debout entre Jésus et Jean. Elle avait un grand
visage rose et blanc, des yeux immenses ;
ses cheveux blonds, frisottés, formaient cou-
ronne au sommet de sa tête et retombaient
en épaisses cascades sur ses épaules. Le
Christ riaitd'un rire jovial et sonore, comme
il convient à un ressuscité, tandis que la
Vierge aux yeux bleus souriait en secouant
la tête et que Jean, disciple espiègle, s'em-
parait d'une torche qu'il agitait.
Tous trois riaient de ce rire irrésistible qui
n'est possible que sous le soleil du Midi et
les assistants partageaient leur gaieté.
240 CONTES D 'ITALIE
...Les vieilles femmes prient; elles con-
templent cette trinité belle comme un rêve ;
elles savent que le Christ est un charpentier
de la rue Pisacana, Jean — un horloger et
la Vierge — Anita Brazalia, la brodeuse
d'or, elles le savent fort bien, et pourtant
elles murmurent de leurs lèvres flétries de
belles paroles de gratitude à la Madone
pour la remercier de toutes choses... et
principalement d'exister.
Ailleurs, on chante avec solennité et on
se remémore involontairement une vieille
chanson familière :
« Nous célébrons la mort par la morti-
fication ! »
* *
Le jour se lève ; dans les églises, les cloches
sonnent joyeusement, annonçant la résur-
rection du Christ, le Dieu, du printemps;
sur la place, les musiciens se sont rassemblés
en un groupe compact; la musique retentit,
et nombre de gens, marchant en cadence, se
VEILLES DE FÊTES 241
rendent dans les églises ; là aussi, les orgues
jouent des hymnes glorieuses, une quantité
d'oiseaux volent sous la coupole ; les fidèles
les ont apportés afin de les lâcher à l'instant
où les voix profondes de l'orgue commen-
ceront à célébrer la gloire du Dieu ressus-
cité.
C'est une belle coutume que de faire par-
ticiper les oiseaux, les plus purs des êtres
vivants, à la plus belle fête des hommes. Le
cœur chante une chanson étonnamment mer-
veilleuse au moment où des centaines d'oi-
selets de toutes couleurs voltigent par l'é-
glise en gazouillant, et vont se poser sur les
corniches et les statues.
La place devient déserte ; les trois sil-
houettes claires s'en vont en se prenant par
le bras et en chantant à l'unisson ; les mu-
siciens les suivent et la foule les imite ;
les enfants se mettent à courir; dans le
rayonnement des feux écarlates, ils sont
comme des grains de corail éparpillés; les
colombes se sont déjà envolées sur les toits,
sur les corniches, où elles roucoulent.
16
242 CONTES d'italie
Et l'on se remémore le beau chant :
Christ est ressuscité !
Nous aussi, nous ressusciterons d'entre
les morts; réparant la mort par la mort.
LA CONVERSION
A la porte de la blanche buvette qu'om-
brage une vieille vigne dont les branches
tortes sont entrelacées de liserons et de
petites roses, Vincenzo, le peintre décora-
teur, et Giovanni, le serrurier, sont assis,
devant une carafe de vin. Le peintre est
petit, osseux, noiraud, le sourire doux et
pensif du rêveur éclaire ses yeux sombres
et donne une. expression naïve à son visage,
en dépit de la lèvre supérieure et des joues,
rasées de si près qu'elles en sont bleues. Il a
une bouche bien dessinée, petite comme
celle d'une jeune fille, et de longs poignets ;
entre ses doigts agiles, il tourne une rose
dorée et il ferme les yeux en portant la fleur
à ses lèvres charnues.
244 CONTES D ITALIE
— Peut-être, je n'en sais rien, peut-être!
dit-il à mi-voix, en secouant les boucles
qui cachent son haut front.
— Plus on va dans le Nord et plus les gens
sont obstinés ! affirme Giovanni, homme
robuste et trapu, aux cheveux noirs et fri-
sés encadrant un visage couleur de cuivre
rouge où luisent de grands yeux débonnaires,
comme ceux d'un bœuf. A sa main gauche,
l'index manque. Il parle aussi lentement qu'il
meut ses mains imprégnées d'huile et de
limaille. Le verre en main, il continue de sa
voix de basse :
— Milan, Turin, voilà d'excellents ateliers
où se forment les hommes nouveaux, où se
développent les cerveaux neufs ! Avant peu ,
la terre deviendra honnête et intelligente.
— Oui! dit le petit peintre. Il lève son
verre, qui capte un rayon de soleil et fre-
donne :
Oh ! que la terre était tiède
Au matin de nos jours,
Mais nous avons atteint l'âge viril,
Et à présent il fait froid !
LA CONVERSION 245
— Plus on remonte au Nord, meilleur est
le travail. Les Français déjà ne vivent pas
aussi paresseusement que nous; après eux,
il y a les Allemands, et enfin les Russes ;
oh ! en voilà des gaillards !
— Pour sûr !
— Privés de tous droits, menacés à chaque
instant de perdre leur liberté ou la vie, ils
ont néanmoins accompli une œuvre gran-
diose ; car c'est grâce à eux que l'Orient
tout entier s'est réveillé à la vie !
— C'est un pays de héros ! déclare le
peintre en penchant la tête. J'aimerais vivre
chez eux...
— Toi ! s'exclame le serrurier en se frap-
pant le genou du plat de la main ; mais, au
bout de huit jours, tu ne serais plus qu'un
petit morceau de glace.
Et tous deux ont un bon rire.
Autour d'eux, s'épanouissent des fleurs
bleu et or ; les rayons solaires flottent dans
246 contes d'italte
l'air, comme des rubans ; dans la carafe
miroitante, dans les gobelets, le vin d'Ah-
mandino flamboie ; du lointain arrive le
bruissement soyeux de la mer.
— Écoute, mon bon Vihcenzo, dit le ser-
rurier, toi qui sais faire des poésies, veux-tu
chanter en vers comment je suis devenu
socialiste ?..• Mais te l'ai-je raconté?
— Non, répond le peintre en remplissant
les verres, tu ne m'en as jamais parlé. Cette
peau-là te va si bien, que j'ai toujours pensé
que tu étais né dedans.
— Je suis né bête et nu, comme toi,
comme tout le monde ; dans ma jeunesse je
rêvais d'une femme riche ; soldat, j'étudiai
pour passer l'examen d'officier ; j'avais vingt-
trois ans quand je sentis que tout n'allait
pas pour le mieux dans le monde et qu'il
était honteux de vivre en imbécile...
Le peintre s'était accoudé ; la tête rejetée
en arrière, il regardait la montagne où d'im-
menses sapins agitent leurs branches, au
bord même de la crête abrupte.
— C'était à Bologne, où l'on avait envoyé
LA CONVERSION 247
ma compagnie, commença le serrurier. Les
paysans s'étaient révoltés ; ceux-ci trouvaient
les fermages trop élevés ; ceux-là criaient
qu'il fallait augmenter leurs salaires ; les
uns et les autres me parurent avoir tort;
je me disais : « Abaisser le loyer des fermes,
élever les gages ! Ah! non, ce sera la ruine
des propriétaires fonciers. » En bon citoyen,
je prenais ces revendications pour des sor-
nettes et des stupidités... Et j'en étais très
irrité. Ajoute à cela qu'il faisait chaud, que
nous nous transportions sans cesse d'un
endroit à l'autre ; la nuit, nous étions de garde,
car nos gaillards brisaient les machines, met-
taient le feu aux récoltes et sabotaient tout ce
qui ne leur appartenait pas. C'était du joli !
Il lampa quelques* petites gorgées de vin
et continua en s'animant toujours davantage :
— Ils s'en allaient par les champs en
bandes serrées, comme des moutons, mais
des moutons silencieux, menaçants, préoc-
cupés ; nous les chassions en exhibant nos
baïonnettes, en donnant des coups de crosse
parfois ; sans hâte et sans frayeur, ils se dis-
248 contes d'italie
persaient pour se grouper de nouveau ;
c'était ennuyeux comme la messe et cela se
répétait de jour en jour comme la fièvre.
Luoto, notre sous-officier, un brave garçon
natif des Abruzzes, un paysan, lui aussi,
paraissait très tourmenté : il maigrissait,
devenait blême et répétait souvent :
— Ça va mal, mes enfants! Il faudra sans
doute faire le coup de feu... Misère !
Ces prédictions nous agitaient encore plus ;
à chaque coin de rue, derrière chaque arbre,
chaque monticule, se montrait une tête de
paysan à l'air obstiné ; des regards irrités
nous scrutaient ; ces gens-là n'étaient pas
bien disposés en notre faveur, évidemment !
— Bois ! dit le petit Vincenzo, en pous-
sant un verre plein vers son ami, d'un geste
affectueux.
— Merci, et vivent les gens persévérants !
s'exclama le serrurier de sa voix profonde ;
il but, s'essuya les moustaches avec la paume
de la main et reprit :
— Un jour, j'étais sur une colline, tout
près d'une plantation d'oliviers qu'il fallait
LA CONVERSION 249
garder, car les paysans abîmaient les arbres ;
au pied du monticule, deux ouvriers, un vieux
et un jeune, travaillaient ; ils creusaient un
canal, je crois. Il faisait chaud, le soleil brû-
lait comme du feu; j'aurais voulu être pois-
son ; je regardais ces deux hommes avec
colère. A .midi, ils abandonnèrent leur
besogne et s'attaquèrent à leurs provisions :
pain, fromage et cruche de vin. « Que le
diable vous emporte ! » pensais-je. Soudain,
le vieux qui ne m'avait pas encore gratifié
d'un coup d'œil, dit quelques mots au jeune
homme ; celui-ci hocha la tête ; alors le
vieillard ordonna d'un ton sévère :
— Va! tedis-je.
Le jeune homme vint à moi, la cruche à
la main ; il s'approcha et me dit, d'un ton assez
bourru :
— Mon père pense que vous avez soif et
il vous offre du vin !
J'étais gêné, mais agréablement surpris ;
je refusai, en secouant la tête dans la direc-
tion du vieillard ; je le remerciai ; il me ré-
pondit en regardant au ciel :
250 contes d'italie
— Buvez, signor, buvez ! Nous l'offrons à
l'homme et non au soldat ; nous n'avons pas
l'espoir que le soldat deviendra meilleur en
buvant notre vin !
« Ne me tente pas, que le diable t'em-
porte ! » pensais-je et après avoir bu trois
gorgées, je remerciai encore ; eux, ils se
remirent à manger, au pied du monticule ;
bientôt on vint me relever, et ma place fut
prise par Hugo, un homme de Salerte ; je
lui dis tout bas que ces deux paysans étaient
de braves gens...
Le soir du même jour, comme j 'étais de
planton à la porte d'un hangar qui contenait
des machines, une tuile venant du toit me
tomba sur la tête ; le choc ne fut pas très
fort, mais une seconde tuile m'atteignit avec
une telle violence sur l'épaule, que mon bras
gauche en fut tout paralysé.
*
* *
Le serrurier se mit à rire, la bouche lar-
gement fendue et les yeux à demi fermés..
LA CONVERSION 251
— Dans cette ville et durant ces jours-là,
dit-il entre ses éclats de rire, les tuiles, les
pierres et les gourdins manœuvraient d'eux-
mêmes, et cette activité des objets inanimés
nous valait d'assez grosses bosses sur la tête.
Nous étions furieux, cela va sans dire!
Les yeux du petit peintre étaient devenus
tristes ; son visage avait pâli, et il dit tout
bas :
— On a toujours honte en entendant des
choses pareilles.
— Que faire ! Les gens ne s'assagissent
que lentement. Je continue : j'appelai au
secours; on me conduisit dans une maison
où se trouvait déjà un homme blessé au vi-
sage; quand je lui demandai comment ça lui
était arrivé, il me dit avec un rire qui n'a-
vait rien de joyeux :
— C'est une vieille femme, camarade,
une vieille sorcière à cheveux blancs, qui
m'a frappé et qui m'a demandé ensuite de
la tuer.
— A-t-elle été arrêtée?
— J'ai prétendu que je m'étais blessé
252 CONTES d' ITALIE
moi-même en tombant. Le commandant ne
m'a pas cru, j'ai lu ça dans ses yeux. Mais
tu avoueras que c'eût été gênant d'accuser
une vieille femme. Ah ! la diablesse ! Ils
sont dans une mauvaise passe et, ma foi ! je
comprends qu'ils ne nous aiment pas !
« C'est vrai ! » pensai-je. Sur ces entre-
faites, le médecin arriva, accompagné de
deux dames; l'une était blonde et très belle,
une Vénitienne, sans doute ; je ne me sou-
viens pas de l'autre. On examina mon
épaule ; ce n'était pas grave ; on me fit une
compresse, et les trois personnages s'en al-
lèrent.
Le serrurier se rembrunit, et frotta vi-
goureusement ses mains l'une contre l'autre.
Le peintre versa de nouveau du vin dans les
gobelets.
— Nous nous assîmes tous deux près de
la fenêtre, de telle sorte que l'on ne
nous vît pas, continua le serrurier d'une
voix sombre ; et nous entendîmes la douce
voix de cette belle blonde qui traversait le
jardin, avec le médecin et son amie ; elle
LA CONVERSION 253
s'exprimait en français, langue que je con-
nais très bien.
— Avez- vous remarqué les yeux qu'il a !
disait-elle. C'est un paysan aussi, à coup sûr.
Qui sait ? peut-être deviendra-t-il socialiste
comme les autres, quand il aura quitté l'u-
niforme. Et dire qu'avec des yeux pareils ces
gens veulent conquérir le monde, réorgani-
ser la vie, nous poursuivre, nous anéantir,
tout cela afin de faire triompher une espèce
de justice aveugle !
— Ce sont des nigauds, moitié enfants,
moitié fauves ! dit le docteur.
— Des fauves, oui ! Mais qu'y a-t-il d'en-
fantin chez eux ?
— Mais ces rêves d'égalité universelle...
— Pensez donc, je serais l'égale de ce
soldat aux yeux bovins, de l'autre qui a une
figure d'oiseau, nous tous, vous, elle, moi,
nous serions les égaux de ces roturiers...
dont nous nous servons pour châtier leurs
semblables, des fauves comme eux...
Elle parla longtemps et avec feu ; je l'écou-
tàis en pensant : « Ah ! signora, il en est
254 CONTES D' ITALIE
ainsi ! » Ce n'était pas la première fois que
je la voyais et tu n'ignores pas que personne
ne rêve aussi passionnément aux femmes
que le soldat. Bien entendu, je me la figu-
rais bonne, intelligente, compatissante, car,
à cette époque-là, je m'imaginais que les
riches étaient particulièrement intelligents. . .
Je demandai à mon camarade :
— Comprends-tu cette langue ?
Non, il ne la comprenait pas. Alors je lui
traduisis le discours de la blonde ; il se mit
en colère comme un beau diable et com-
mença à sautiller par la chambre .
— Ah! c'est comme ça! grommelait-iL
C'est comme ça ! Elle se sert de moi et ne
me considère pas comme un homme ! Je per-
mets qu'on m'outrage à cause d'elle, et c'est
elle qui nie ma dignité ! Je risque de perdre
mon âme pour préserver ses biens, et elle...
Il n'était pas bête, ce gaillard-là, et il se
sentait profondément offensé, moi aussi,
d'ailleurs. Le lendemain, nous parlions de
cette dame à haute voix, sans nous gêner
de Luoto, qui se contentait de grogner et de
nous conseiller :
LA CONVERSION 255
— Attention, mes enfants ! N'oubliez pas
que vous êtes soldats et qu'il y a une disci-
pline !
Non, nous ne l'oubliions pas. Mais beau-
coup d'entre nous — presque tous, à vrai
dire — devinrent aveugles et sourds ; et ces
braves compagnons de paysans surent pro-
fiter habilement de notre état. Ils gagnèrent
la partie. Us nous traitèrent fort bien. Ils
auraient pu apprendre bien des choses à la
dame blonde ; entr'autres à apprécier les
honnêtes gens. Quand nous quittâmes cette
province, où nous étions venus pour ré-
pandre le sang, beaucoup d'entre nous re-
çurent des fleurs. Dans les rues du village,
on ne nous lança plus de tuiles ni de pierres,
mais des bouquets, mon ami ! Je pense que
nous l'avions mérité. On peut oublier un
mauvais accueil, quand on vous fait de pa-
reils adieux !
Après un moment de silence, il ajouta :
— C'est cela que tu devrais mettre en
vers, Vincenzo...
256 CONTES d'italie
Le peintre répondit avec un sourire rê-
veur :
— Oui, c'est un excellent sujet pour un
petit poème ! Je pense que je saurai le faire.
Quand on a dépassé sa vingt-cinquième an-
née, on devient un mauvais lyrique...
Il jeta sa fleur déjà flétrie, en cueillit une
autre, regarda autour de lui et continua tout
bas :
— Après être allé du sein de sa mère sur
le sein de sa bien-aimée, l'homme doit aller
plus loin, à un autre bonheur...
Le serrurier se tut et se mit à agiter le
vin dans son verre. Au loin, au bas des
vignes, la mer bruissait doucement ; dans l'air
brûlant flottait l'odeur des fleurs .
— C'est le soleil qui nous rend trop pares-
seux, trop douillets, murmura le serrurier.
— La poésie ne me réussit déjà plus ; je
suis très mécontent de moi-même, dit à mi-
voix Vincenzo, en fronçant ses fins sourcils.
— As-tu composé quelque chose?
Le peintre répondit, après un instant de
silence :
LA CONVERSION 257
— Oui, hier, sur le toit de l'hôtel Como.
Et il se mit à déclamer d'une voix basse et
chantante :
Sur la rive déserte, sur les vieilles pierres grises,
Le soleil automnal' tombe tendrement et dit adieu.
Les flots avides se jettent sur les rochers sombres,
Effacent le soleil et remportent dans la mer froide et
[bleue.
Les feuilles cuivrées, que le vent d'automne arrache aux
[arbres
Sont comme des oiseaux bariolés et morts, dans l'écume
[du brisant.
Le ciel pâle est triste ; la mer tumultueuse est morne.
Le soleil seul rit, en s'abaissant doucement vers le
[couchant.
Longtemps, les deux amis gardent le si-
lence ; tête baissée, le peintre fixe le sol ; le
serrurier sourit et finit par déclarer :
— On peut dire de belles paroles sur
n'importe quel sujet ; le mieux, vois-tu, c'est
de parler des braves gens, c'est de chanter
les braves gens !
LA MONTAGNE VAINCUE
Calme, le lac bleu sourit, encadré de
montagnes neigeuses ; en plis somptueux,
la dentelle vert foncé des jardins dévale
jusqu'à lui ; sur le rivage, des maisons
blanches qu'on dirait de sucre, se mirent
dans Fonde, et tout évoque le sommeil pai-
sible d'un enfant.
C'est le matin. Des Alpes, descend l'odeur
caressante des fleurs; le soleil vient de se
lever, et la rosée étincelle encore sur les
feuilles et sur les brins d'herbe. Tel un
ruban gris, la route traverse le défilé de la
montagne ; bien qu'elle soit dallée, elle
paraît moelleuse comme du velours, et Ton
est pris, à la voir, du désir instinctif de la
caresser de la main.
LA MONTAGNE VAINCUE 259
«■^ — •— — — — — — — — — — — ^ ^^^^—■—^^^^^«^^^—^«^^^^««■^^■•™™
Près d'un tas de décombres, est assis un
ouvrier noir comme une taupe ; il porte une
médaille sur sa poitrine, et l'expression de
son visage est amène, grave et résolue.
Il pose ses poignets bronzés sur ses
genoux, lève la tête, et regardant en face le
passant qui s'est arrêté sous le châtaignier,
lui dit :
— C'est pour le Simplon, signor, c'est la
médaille que m'ont value les travaux du tun-
nel du Simplon.
Et abaissant les yeux sur sa poitrine, il
sourit affectueusement au joli disque de
métal.
— Sans doute, tout travail est pénible
jusqu'au moment où on se met à l'aimer;
ensuite, il vous excite et devient plus facile.
Mais tout de même, c'était un rude travail !
Il secoue doucement la tête, sourit au
soleil et, s'animant tout à coup, agite les
bras et ses yeux noirs étincellent.
— Parfois même, ce fut effrayant. La
terre elle aussi doit sentir quelque chose,
n'est-ce pas? Quand nous eûmes pénétré en
260 contes d^talie
elle profondément, après avoir fait celte
blessure à la montagne, elle nous accueillit
avec rudesse, là-bas, tout au fond. Elle nous
envoyait son haleine ardente, qui nous brû-
lait le sang, nous alourdissait la tête et en-
dolorissait nos membres; beaucoup d'entre
nous s'en sont aperçus ! Ensuite, elle nous
lança des pierres et nous aspergea d'eau
chaude... oui, ce fut épouvantable, parce
qu'il arrivait qu'à la lumière, l'eau devenait
rouge. Alors mon père me disait : « Nous
avons blessé la terre, à son tour elle nous
brûlera, elle nous noiera tous dans son sang,
tu verras ! » Evidemment, ce n'était qu'une
imagination, mais quand on entend ces pro-
pos-là dans un trou profond, au milieu de
ténèbres humides et étouffantes, du clapotis
lugubre de l'eau et du grincement du fer
attaquant le roc, on oublie un peu de dis-
tinguer l'imagination de la réalité. Et là,
tout était fantastique, cher signor ; nous,
hommes, nous étions si petits, et elle s'éle-
vait jusqu'au ciel, cette montagne dontnous
percions le sein... il faut voir cela pour le
LA MONTAGNE VAINCUE 261
comprendre. Il fallait voir la gueule noire,
creusée par nous autres, petits hommes, et où
nous entrions le matin, à l'aurore, tandis que
le soleil accompagnait d'un regard attristé
ceux qui s'enfonçaient dans l'abîme, loin de
lui... Il fallait voir nos machines et le visage
maussade de la montagne... Il fallait en-
tendre, tout au fond, le sombre grondement
de ces explosions pareilles aux éclats de rire
d'un démenl.
L'ouvrier examine ses mains, arrange la
médaille sur sa veste bleu foncé et pousse
un léger soupir.
— L'homme sait travailler! continue-t-il
avec une fierté manifeste . Oh ! signor, le
petit être humain, quand il veut travailler,
c'est une force invincible ! Croyez-moi : à
la fin des fins, ce petit être humain fera tout
ce qu'il voudra. Mon père ne voulait pas le
croire, tout d'abord. « Creuser la montagne
de part en part, d'un pays à l'autre, disait-
il, c'est aller contre la volonté de Dieu, qui
a partagé la terre par les murailles des mon-
tagnes. Vous verrez que la Madone ne sera
F
262 contes d'italie
pas avec nous. »Ilse trompait, le vieillard,
la Madone a été avec tous ceux qui l'ai-
maient. Par la suite, le père en est arrivé à
croire presque tout ce que je vous dis là,
parce qu'il s'est senti plus fort, plus haut
que la montagne ; mais il fut un temps où,
les jours de fête, attablé devant une bouteille
de vin, il nous sermonnait, les autres et
moi :
— « Enfants de Dieu! s'écriait-il, — c'é-
tait là son expression favorite, car mon père
avait le cœur religieux et bon, — enfants de
Dieu ! croyez-moi, il ne faut pas lutter avec
la terre de cette manière-là ; elle se vengera
de ses blessures tôt ou tard, et la victoire lui
restera ! Vous le verrez : nous vrillerons la
montagne jusqu'à ce que nous arrivions à
son cœur et, quand nous l'aurons atteint, il
nous consumera, il lancera des flammes sur
nous, car le cœur de la terre est de feu, tout
le monde le sait ! Ce qu'il faut, c'est culti-
ver le sol, lui aider à porter des fruits; c'est
ce qui nous a été enseigné; tandis que nous,
nous mutilons sa face et ses formes. Vous le
LA MONTAGNE VAINCUE 263
voyez, plus nous pénétrons dans la mon-
tagne, plus l'air devient chaud et la respi-
ration difficile... »
L'homme se met à rire doucement en effi-
lant ses longues moustaches :
— Il n'était pas le seul de son avis ; c'é-
tait vrai, plus nous avancions dans le tunnel,
plus la chaleur augmentait et plus le nombre
des malades et des morts était grand. Et
les sources chaudes coulaient avec une force
toujours croissante, les roches s'éboulaient;
deux de nos camarades, des hommes de Lu-
gano, perdirent la raison. La nuit, dans
notre caserne, certains d'entre eux, travail-
lés par le cauchemar, gémissaient et sau-
taient brusquement à bas de leur lit, dans
une espèce jd'épouvante...
— « N'avais-je pas raison ? disait mon père,
en roulant des yeux effrayés, et en toussant
péniblement et longuement. N'avais-je pas
raison? C'est invincible, la terre!... »
Bientôt, il se coucha pour ne plus se rele-
ver. Il était robuste, mon vieux ; il lutta
contre la mort pendant plus de trois se-
264 CONTES D ITALIE
mai nés, avec obstination, sans se plaindre,
en homme qui connaît sa valeur.
— « Mon œuvre est finie, Paolo, me dit-
il une fois, pendant la nuit. Ménage-toi et
retourne à la maison ; que la Madone t'as-
siste! »
Puis il garda longtemps le silence ; les
yeux fermés, il haletait. . .
L'ouvrier se lève, regarde la montagne et
s'étire avec une telle force que ses muscles
craquent.
— ... Alors, il me prit la main , m'attira à
lui et me dit la sainte vérité, signor!
L'homme a un sourire rayonnant.
— « Sais-tu, Paolo, mon fils, me dit-il, je
crois quand même que cela s'accomplira :
nous et ceux qui viennent de l'autre côté,
nous nous retrouverons dans la montagne,
nous nous rencontrerons. . . le crois-tu, toi ? »
Je le croyais.
— « C'est bien, mon fils! C'est ce qu'il
faut ! Tout ce qu'on fait, il faut Taccomplir
en ayant foi dans le succès et en Dieu qui prête
son assistance aux bonnes œuvres, grâce
LA MONTAGNE VAINCUE 265
aux prières de la Madone. Je t'en prie, mon
fils, si cela arrive, si les hommes se ren-
contrent, viens sur mon tombeau et dis :
« Père, c'est fait ! » pour que je le sache ! »
Je le lui promis. Il mourut à cinq jours
de là; l'avant-veille de sa mort, il demanda
aux autres qu'on l'ensevelît à l'endroit où il
avait travaillé dans le tunnel... il le demanda
avec insistance, mais c'était déjà du délire,
à ce que je crois...
Treize semaines plus tard, notre équipe
rencontra celle qui venait en sens inverse.
Ah! ce fut un jour de folie, signor, quand
nous entendîmes, sous la terre, dans les
ténèbres, le bruit du travail des autres, le bruit
de ceux qui venaient au-devant de nous
sous la terre, — vous comprenez, signor? —
sous l'énorme poids de la terre qui aurait pu
nous écraser d'un seul coup, nous tous qui
étions si chétifs !
Pendant bien des jours, nous entendîmes
distinctement ces sons ; tous les jours, ils
devenaient plus nets, plus compréhensibles,
et nous étions envahis de la fureur joyeuse
266 contes d'Italie
des vainqueurs. Nous travaillions comme de
mauvais esprits, comme des êtres immaté-
riels, sans éprouver de fatigue, sans avoir
plus besoin d'indications. C'était réjouissant
comme un bal par un jour de soleil, parole
d'honneur !
Et dans un transport d'allégresse, l'ou-
vrier s'avança tout près de son auditeur,
et lui planta dans les yeux ses yeux pro-
fonds, puis il continua d'une voix basse et
joyeuse :
— Enfin, lorsque la couche rocheuse s'ef-
fondra, lorsque dans l'ouverture apparut, au
milieu de la clarté rouge d'une torche, un
visage inondé de larmes de joie et de sueur,
et d'autres flambeaux et d'autres visages
encore, quand des cris de victoire, des cris
d'allégrçsse retentirent, oh ! ce fut le plus
beau jour de ma vie, et en l'évoquant, je
sens que je n'ai pas vécu en vain ! Ce fut un
travail, mon travail, un saint travail, signor,
oui, je vous le dis ! Et quand nous remon-
tâmes au soleil, beaucoup d'entre nous se
couchèrent sur le sol et l'embrassèrent en
LA MONTAGNE VAINCUE 267
pleurant. C'était beau, comme une belle lé-
gende ! Oui, on embrassa la montagne vain-
cue, on embrassa la terre; ce jour-là, elle
me devint tout particulièrement proche et
chère. Je me mis à l'aimer comme on
aime une femme !
Bien entendu, je m'en allai vers mon père,
oh! oui. Bien entendu... quoique je sache
parfaitement que les morts ne peuvent rien
entendre, je m'en allai vers sa tombe : il
faut respecter les désirs de ceux qui ont tra-
vaillé pour nous et ont souffert non moins
que nous, n'est-ce pas?
Oui, oui, je me rendis sur sa tombe, je
frappai le sol du pied et je criai, comme il
l'avait souhaité :
— Père, c'est fait ! Lès hommes ont
vaincu! Père, c'est fait !...
SUR L'EAU . . .
L'eau bleue semble épaisse comme de
Thuile ; l'hélice du bateau s'y meut sans
peine, presque sans bruit. Le pont ne vacille
pas sous les pieds ; seul un mât érigé vers
le ciel clair se balance obstinément ; les
câbles vibrent doucement comme des cordes
tendues, mais on est habitué à ce tremble-
ment et on ne le remarque plus ; on dirait
que le bateau, pareil à un cygne blanc,
reste immobile sur l'eau glissante. Pour se
rendre compte de sa marche, il faut regar-
der par-dessus bord : la proue toute blanche
repousse la vague, qui se ride et s'enfuit en
ondulations larges et souples; sinueuse, elle
étincelle comme du vif argent et mollement
fredonne.
sur l'eau. . . 269
C'est le matin ; la mer ne s'est pas encore
tout à fait réveillée ; au ciel, les reflets
rosés de l' aurore ne se sont pas éteints, mais
ils n'enluminent déjà plus l'île de Gorgona,
rocher solitaire et sombre, tout couvert de
forêts, qui se dresse sur la route marine ;
une tour ronde et grise le couronne, tandis
qu'un troupeau de blanches maisonnettes
s'élèvent sur le rivage endormi. Quelques
petites barques glissent avec rapidité le long
du bateau à vapeur ; ce sont les habitants
de Tîle qui vont pêcher la sardine. Le cla-
potis cadencé des longues rames et les
minces silhouettes des pêcheurs composent
une harmonie qui se grave dans la mémoire ;
les hommes rament debout et s'inclinent
comme s'ils saluaient le soleil.
Derrière la proue du vapeur, s'étend une
large bande d'écume verdâtre, au-dessus de
laquelle des mouettes planent paresseuse-
ment; parfois, un python venu on ne sait
d'où, s'allonge comme un cigare et, sans
bruit, vole à ras de l'eau où il plonge sou-
dain, pareil à une flèche.
270 CONTE8 D'iTALIE
Au loin, les rives de la Ligurie s'es-
tompent vaguement sur la mer avec leurs
montagnes violettes ; dans deux ou trois
heures, le bateau pénétrera dans le port en-
combré de Gênes, la ville de marbre.
Le soleil s'élève toujours plus haut, pro-
mettant une journée torride.
*
* *
Deux sommeliers accourent sur le pont ;
l'un est un Napolitain jeune, souple et agile,
au visage mobile, à l'expression indéfinis-
sable ; l'autre un homme de taille moyenne,
à la moustache blanche, aux sourcils noirs ;
son crâne rond est recouvert de poils gris ; il a
le nez crochu et le regard grave et intel-
ligent. Avec des rires et des plaisanteries,
les deux sommeliers disposent rapidement
la table pour le déjeuner et disparaissent.
Ils sont remplacés par les passagers qui
sortent lentement de leurs cabines. Il y a
là un gros homme à la tête petite, au visage
écarlate et bouffi ; il a l'air triste et ses
AtfB>HdàMll
sur l'eau. . . 271
lèvres cramoisies et boursouflées pendent
avec lassitude ; le second, qui est de haute
taille, porte des favoris blancs ; il semble
repassé au fer ; ses yeux en vrille et
son nez minuscule se distinguent à peine
sur son visage jaune et plat ; puis, trébu-
chant contre la barre métallique du seuil,
surgit un troisième voyageur pansu, roux
et replet, aux moustaches martialement hé*
rissées ; il est vêtu d'un costume d'alpiniste
et coiffé d'un chapeau à plume verte. Tous
trois s'approcheht du bord ; le gros plisse
tristement les paupières et s'écrie :
— Comme tout est tranquille, n'est-ce pas?
L'homme aux favoris a mis les mains
dans ses poches et écarté les jambes ; dans
cette posture, il ressemble à des ciseaux ou-
verts. Le roux sort une montre d'or grande
comme le disque de cuivre d'un balancier
d'horloge ; il l'examine, lève les yeux au
ciel, regarde le pont, enfin il se met à
siffler, marquant la mesure avec sa montre
et tapant du pied en cadence.
Deux dames apparaissent ; l'une est jeune
272 CONTES d'italie
et grasse, avec un. teint de porcelaine ; ses
yeux d'un bleu laiteux sont caressants ; on
dirait que ses sourcils noirs sont dessinés à
la main, car l'un est plus haut que l'autre.
La seconde dame, plus âgée, a un nez poin-
tu ; une masse de cheveux décolorés la
casque et un grain de beauté noir et sail-
lant se distingue sur sa joue gauche. Elle
porte deux chaînes d'or ; un face-à-main et
une quantité de breloques s'entrechoquent
à la ceinture de sa robe grise.
On sert le café. La jeune femme s'assied
en silence à la table et commence à verser
le liquide noir en arrondissant ses bras, nus
jusqu'au coude. Les hommes prennent place,
sans mot dire. Le gros saisit une tasse et
soupire profondément.
— Oui ! fait le roux brusquement, en
frottant ses semelles sur le plancher du
pont. Oui, oui, si les gauches elles-mêmes
commencent à se plaindre de nos apaches,
cela signifie que...
— Y van, tu péroreras plus tard ! inter-
rompt l'aînée des dames... Lisa viendra-
t-elle ?
sur l'eau . . . 273
— Elle ne se sent pas bien ! répond la
jeune d'une voix sonore.
— Pourtant, la mer est calme...
* — Ah ! quand une femme est dans cet
état-là... remarque le gros.
Et il s'assied, sourit et ferme les yeux
avec volupté.
Dans les flots, bouleversant la surface
lisse et tranquille de la mer, les marsouins
se démènent ; l'homme aux favoris les
regarde attentivement et déclare :
— Les marsouins ressemblent à des co-
chons.
Le roux réplique :
— En général, ici, il y a beaucoup de
cochonneries .
La dame aux cheveux décolorés porte sa
tasse à son nez, flaire le café et fait une gri-
mace de dégoût.
— C'est répugnant.
— Et le lait, hein ? appuie le gros, en
clignant de l'œil d'un air entendu.
La dame au visage de porcelaine af-
firme :
18
274 coûtes d'italie
— Et tout est si sale, si sale ! Et les ha-
bitants ressemblent tous à des Juifs !
Sans arrêt, avalant la moitié des mots, le
roux parle à l'oreille de l'homme aux favo-
ris, comme s'il répondait à un professeur et
s'enorgueillît de savoir si bien sa leçon. La
curiosité de son auditeur est évidemment
chatouillée ; il hoche un peu la tête tan-
tôt d'un côté, tantôt de l'autre ; sur son
visage plat, sa bouche bée comme une
fente dans une planche. Parfois, il a_ envie
de répliquer ; il commence d'une voix
bizarre, assourdie :
— Dans mon gouvernement...
Et sans continuer, il prête de nouveau
une oreille attentive aux propos de l'homme
roux.
Le gros soupire profondément en disant :
— Quelle crécelle tu es, Yvan !
— Eh bien, donnez-moi du café.
Il se rapproche lourdement de la table
et son interlocuteur déclare d'un ton con-
vaincu :
— Yvan a des idées...
sur l'eau. . . 275
— Tu n'as pas bien dormi, interrompit
l'aînée des dames en examinant l'homme aux
favoris à travers son face-à-main ; celui-ci
passe la main sur son visage et regarde des
doigts :
— Il me semble que je suis poudré ;
n'as-tu pas la même impression ?
— Mais c'est une des particularités de la
belle Italie, oncle ! s'exclame la jeune
femme. La peau se dessèche horriblement
ici...
L'aînée des dames questionne :
— Lydie, as-tu remarqué comme leur
sucre est mauvais?
*
Sur le pont arrivait un homme corpulent,
à la tête couverte de cheveux gris et bou-
clés, au gros nez, aux yeux rieurs ; il avait
un cigare aux dents ; les sommeliers ap-
puyés au bordage s'inclinèrent respectueu-
sement devant lui.
— Bonjour, bonjour, mes braves ! s'ex-
clama-t-il d'une voix rauque et forte, en
hochant la tête avec bienveillance .
276 CONTES d'itàlie
Les Russes se turent et l'examinèrent en
dessous; Yvan annonça à mi-voix :
— Un militaire en retraite, ça se voit im-
médiatement...
Le nouveau venu, sentant qu'on l'obser-
vait, retira son cigare de la bouche et salua
les Russes avec politesse. L'aînée des deux
femmes redressa la tête, porta son face-à-
main à ses yeux et toisa l'homme d'un air
insolent; Yvan, embarrassé on ne sait pour-
quoi, se détourna vivement, tira sa montre
de son gousset et recommença à la balancer.
Seul, le gros rendit le salut, en appuyant le
menton sur sa poitrine. L'Italien perdit con-
tenance, replaça fébrilement son cigare au
coin de sa bouche, et demanda à mi-voix
au plus vieux des sommeliers :
— Des Russes ?
— Oui, Monsieur. Un gouverneur russe
avec sa famille...
— Comme ils ont toujours de bons
visages...
— C'est un excellent peuple...
— Les meilleurs de tous les Slaves, cer-
tainement.
sur l'eau . . . 277
- — Un peu dédaigneux, dirai-je...
— - Dédaigneux ? Vraiment ?
— Oui, je crois, dédaigneux envers les
gens.
Le gros Russe rougit ; avec un large sou-
rire, il murmura :
— C'est de nous qu'il parle...
— Quoi ? demanda la dame aux cheveux
décolorés en faisant une moue de mépris.
— On dit que nous sommes les meilleurs
de tous les Slaves, répondit le gros avec un
ricanement.
— Ce sont des flatteurs ! déclara la dame.
Yvan, le roux, remit sa montre dans son
gousset ; il se frisa la moustache avec les
deux mains et déclara :
— Ils sont tous étonnamment ignorants
de ce qui nous concerne .
— On te fait des compliments, repartit le
gros, et tu trouves que c'est par ignorance ?
— Que tu es bête ! Je parle en géné-
ral... Je sais bien moi-même que nous
sommes la crème des Slaves.
L'homme aux favoris qui suivait toujours
278 CONTES d'italie
attentivement le jeu des marsouins, poussa
un soupir et déclara en hochant la tête :
— Quel stupide poisson !
*
Deux autres passagers s'étaient joints au
vieil Italien ; l'un était un homme âgé, en
veston noir, qui portait des lunettes; l'autre,
un jeune homme au teint pâle, aux che-
veux longs, aux sourcils épais, au front
élevé. Tous trois s'appuyèrent au bastin-
gage, à cinq pas des Russes, et le premier
Italien disait à mi-voix :
— Chaque fois que je vois des Russes,
je me rappelle Messine...
— Vous souvenez- vous de la façon dont
nous avons reçu leurs marins à Naples ?
demanda le jeune homme.
— Oui ! une fois retournés dans leurs fo-
rêts et dans leurs steppes, ils n'oublieront
pas cette journée-là. .'..-
— Avez- vous vu la médaille frappée en
leur honneur?
sur l'eau. . . 279
— La gravure ne m'en plaît guère.
— On parle de Messine, fit remarquer le
gros à ses compagnons.
— Gomme ils rient ! s'exclama la jeune
femme ! C'est étonnant !
Les mouettes rattrapaient le vapeur ;
Tune d'elles, battant des ailes avec force, se
mit à planer sur le bord ; la jeune femme
lui lança dès biscuits. Les oiseaux, pour at-
traper les morceaux, s'ébattaient sur le pont
du bateau, puis s'élevaient avec des cris
perçants dans le vide bleu qui surmontait la
mer. On servit ïe café aux Italiens, qui
s'amusèrent aussi à nourrir les mouettes
et lancèrent en l'air des biscuits.
L'aînée des dames russes fronça les
sourcils d'un air sévère et déclara :
— Quels singes !
Le gros, qui prêtait l'oreille à la conver-
sation animée des Italiens, annonça :
— Ce n'est pas un militaire : c'est un négo-
ciant ; il parle du commerce du blé avec la
Russie et raconte qu'ils pourraient nous
280 coixtes d'italie
acheter aussi du pétrole, du bois et de la
houille.
— J'ai vu tout de suite que ce n'était p as
un militaire, affirma l'aînée des dames.
Le roux se remit à chuchoter à l'oreille
de l'homme aux favoris, qui l'écoutait d'un
air sceptique ; le plus jeune des Italiens
jetait des regards furtifs du côté des Russes
et déplorait :
— Quel dommage que nous connaissions
si peu le pays de ces hommes aux yeux
bleus !
Le soleil, déjà très haut„ darde ses rayons
avec force ; la mer brille d'un éclat aveu-
glant ; au loin, à droite, des montagnes
ou des nuages apparaissent au-dessus de
T horizon.
— Annette, dit l'hoiîune aux favoris,
en souriant, la bouche fendue jusqu'aux
oreilles, écoute ce que ce drôle d'Yvan a in-
venté : un procédé nouveau pour réduire les
mutins dans les villages ; c'est très spirituel.
Et, tout en se balançant dans son fauteuil,
il se met à narrer d'une voix lente et en-
sur l'eau. . . 281
nuyée, comme s'il traduisait un ouvrage
écrit dans une langue étrangère :
— Il faut que, les jours de foire et aussi
les jours de fêtes champêtres, le chef de la
commune fasse préparer au compte de l'État
des gourdins et des cailloux, et ensuite qu'il
distribue aux paysans, aux frais de l'État
également, cent, deux cents, cinq cents
litres d'eau-de-vie, selon le chiffre de la po-
pulation ; et c'est tout ce qu'il faut...
— Je ne comprends pas, déclare l'aînée
des dames. Est-ce une plaisanterie ?
Le roux répond vivement :
— Non, c'est tout à fait sérieux ! Réflé-
chissez donc, ma tante...
La jeune femme ouvre les yeux tout grands
et hausse les épaules ;
— Quelle stupidité ! Griser les gens aux
frais de l'État, comme s'ils ne buvaient
déjà pas assez sans cela...
— Non, attends Lydie ! interrompt le roux,
se trémoussant sur sa chaise. (L'homme aux
favoris, tout en se dandinant de droite à
gauche, rit silencieusement, la bouche fen-
282 contes d'italie
due.) Réfléchis donc : les paysans que l'al-
cool n'aura pas assommés, se massacreront
les uns les autres à coups de gourdins et de
pierre ; c*est très clair...
— Pourquoi se massacreraient-ils les uns
les autres ? demanda le gros.
— Est-ce une plaisanterie ? répéta l'aînée
des dames.
Avec un grand geste de ses bras courts,
le roux argumenta, plein de feu :
— Quand le Gouvernement emploie des
moyens énergiques de répression, la gauche
parle de férocité et de cruauté ; il faut donc
faire en sorte que les mutins se châtient
eux-mêmes, n'est-ce pas ?
Le vapeur eut un balancement ; la jeune
dame effrayée se retint à la table, la vais-
selle s'entrechoqua ; sa compagne, posant
la main sur l'épaule du gros homme, lui
demanda d'un ton sévère :
— Qu'est-ce que c'est que cela ?
— Nous tournons, ma chère...
sûr l'eau. . . 283
*
* *
. Le rivage, avec ses arêtes et ses mon-
tagnes, enveloppées de brume et garnies de
jardins, se découpe au-dessus de la mer à
une hauteur toujours grandissante et devient
plus net. On aperçoit les pierres bleu noir
des vignes ; dans les épais monticules de
terre, se cachent les blanches maisons dont
les vitres étincellent au soleil ; l'œil saisit
déjà les. taches crues ; sur la rive même,
entre les rochers, s'abrite une minuscule
demeure ; la façade qui regarde la mer est
tapissée de lourdes fleurs d'un violet ardent;
plus haut, un géranium rouge coule sur les
dalles d'une terrasse, comme un ruisseau.
Les couleurs sont gaies, le rivage semble
accueillant; les contours harmonieux des
montagnes convient le voyageur à se repo-
ser dans l'ombre des jardins.
— Comme tout est resserré ici ! soupire
le gros ! L'aînée des dames lui jette un
regard implacable, puis elle examine le ri-
28 1 C03TES d'itàlie
vage à l'aide de son face-à-main, pince avec
force ses lèvres minces et rejette la tête en
arrière.
Le pont est envahi par une foule de gens
basanés au costume léger, qui conversent
bruyamment et que les dames russes toisent
d'un air dédaigneux, comme des reines
regardant leurs sujets.
— Comme ils gesticulent ! dit la jeune.
Le gros homme explique, soufflant :
— C'est à cause de la langue ; elle est
pauvre et nécessite la gesticulation .
— Mon Dieu, mon Dieu ! soupire profondé-
ment l'autre dame; puis, après un instant de
réflexion, elle demande :
— Y a-t-il beaucoup de musées, à Gênes ?
— Trois, seulement, à ce que je crois !
lui répond le gros.
— Et le cimetière ? questionne la jeune.
— Le Campo Santo...
— Les fiacres sont-ils aussi abominables
qu'à Naples ?
— Comme à Moscou.
L'homme aux favoris et le roux se sont
sûr l'eau . . . 285
levés ; ils s'en vont vers le bord en discu-
tant avec ardeur et en s'interrompant mutuel-
lement.
— Que dit Tllalien ? s'informe la dame
aînée en lissant ses cheveux. Elle a les coudes
pointus et les oreilles jaunes et longues,
pareilles à des feuilles sèches. Le gros se
met à écouter attentivement le discours
animé de l'Italien aux cheveux bouclés.
« — ... Ils ont probablement une loi très
antique, signors,dit celui-ci ; une loi qui inter-
dit aux Juifs l'entrée de Moscou ; c'est un reste
de despotisme ; même en Angleterre, il y a
une foule de coutumes archaïques qui n'ont
jamais été abolies. A moins que cet Israé-
lite ne m'ait mystifié ! Bref, j'ignore peut-
être la véritable raison, mais il n'avait pas
le droit de visiter Moscou, l'antique cité des
tzars, la capitale sainte...
— Et chez nous, à Rome, c'est un Juif
qui est maire, à Rome qui est plus antique
et plus sainte que Moscou, remarque le
jeune homme avec un sourire.
— Et il rive son clou au pape ! Qu'il en
286 COTTES D* ITALIE
soit ainsi encore longtemps ! » ajoute le vieil-
lard aux lunettes.
— Que crie-t-il, ce vieux-là ? interroge
la dame en laissant retomber ses bras .
— Attendez.. . Des bêtises... Ils parlent
en dialecte napolitain.
« — ... Il arrive donc à Moscou, il lui faut
un gîte, et il s'en va chez une fille publique,
ce Juif ; car, m'a-t-il dit, il ne pouvait al-
ler ailleurs. . .
— C'est un conte qu'il t'a fait ! déclare
le vieillard avec assurance et il esquisse un
geste comme pour donner congé à l'ora-
teur.
— A vrai dire, c'est aussi mon opinion.
— C'est une fable, assurément...
— Et ensuite, qu'est-ïl arrivé? demande
le plus jeune.
— ... Elle Ta livré à la police, mais aupa-
ravant elle lui a pris son argent, pour avoir
soi-disant abusé d'elle...
— Quelle infamie! s'exclame le vieillard.
C'était un homme qui se plaisait à inventer
des histoires malpropres et voilà tout. Je
sur l'eau . . . 287
connais les Russes par l'Université ; ce «ont
de braves gens...
— Mais, pourtant, c'est étrange... »
Le gros Russe, essuyant son visage moite,
dit d'une voix molle et indifférente à ses
compagnes :
— Il raconte une anecdote juive. . .
— Avec quel feu ! sourit la plus jeune ;
et l'aînée remarque :
— H y a cependant quelque chose d'en-
nuyeux chez ces gens, avec leurs gestes et
leur tapage .
Sur la rive, la ville grandit ; les maisons
s'élèvent de derrière les monticules ; se pla-
çant toujours plus près les unes des autres,
elles forment un mur compact d'édifices qui
semblent taillés dans de l'ivoire et reflètent le
soleil.
— Gela ressemble à Yalta ! fait remarquer
la jeune femme. Je descends vers Lisa...
En chancelant, elle promène lentement
288 C0NTE8 d'itàme
à travers le pont son grand corps enveloppé
d'étoffe bleue ; quand elle arrive près du
groupe des Italiens, l'homme aux cheveux
gris s'interrompt et, à mi-voix, observe :
— Quels yeux merveilleux !
— Oui ! approuve en hochant la tête le
vieillard aux lunettes. C'est ainsi que devait
être Basilida.
— Basilida était une Byzantine?
— Je la vois plutôt Slave...
— On parle de Lydie, remarque le gros.
— Qu'en dit-on ? interroge sa compagne.
Des vulgarités, sans doute. -
— On loue la beauté de ses yeux.
La dame grimace.
...Le vapeur aux cuivres étincelants se
rapprochait toujours davantage de la côte.
Les murs sombres de la jetée devenaient visi-
bles ; au delà, des centaines de mâts se dres-
saient vers le ciel ; çà et là, des flammes de
drapeaux pendaient, immobiles ; une fumée
noire se dissipait en l'air; l'odeur d'huile,
de poussière, de charbon, le bruit du travail
dans le port et le grondement complexe
SUR LEAU. . . 289
de la grande ville arrivaient jusqu'au
vapeur.
Soudain, le gros Russe se mit à rire.
— Qu'as-tu ? demanda la dame, et ses
yeux gris et décolorés se fermaient à demi.
— Les Allemands ravageront tout, je le
jure, vous verrez !
— Et pourquoi t'en réjouis-tu ?
— Gomme ça...
L'homme aux favoris, les yeux bais-
sés, questionna le roux d'une voix haute et
bien distincte :
— Serait-ce pour toi une surprise
agréable, oui ou non ?
Le roux retroussait furieusement sa
moustache et ne répondit rien.
... Maintenant, le bateau allait plus len-
tement; l'eau verdâtre et trouble clapotait
contre la coque blanche et sanglotait,
comme si elle se fût plainte. Les mai-
sons de marbre, les hautes tours, les ter-
rasses ajourées ne s'y reflétaient pas. La
gueule noire du port béait, toute remplie
de navires.
10
NUNCIA
Récit d'un NipoliUin.
Le quartier Saint-Jacques est — à juste
titre — fier de sa fontaine où, jadis, aimait
à se reposer et à s'attarder en de joyeuses
causeries, l'immortel Giovanni Boccace. Le
grand peintre Salvator Rosa a brossé de
cette fontaine plusieurs tableaux. Cet artiste
fut l'ami de Thomas Aniello (né lui aussi
dans cette partie de la ville), surnommé
Masaniello par le peuple pour les libertés
duquel il combattit et succomba 1 .
D'autres hommes glorieux sont également
nés dans notre quartier qu'ils ont habité.
1. Masaniello (Thomas Ànielo), pécheur, né à Amalfî
en 1623, se mit à la tête des Napolitains révoltés et fut
assassiné en 1647.
NUNCIA 291
L'antiquité a produit plus de gens célèbres
que les temps présents. Car aujourd'hui où
chacun porte les mêmes habits, lit éperdu-
ment les journaux et veut avant tout faire
de la politique, il est devenu très difficile,
même à un homme bien doué, de s'élever
au-dessus de ses contemporains.
Un autre orgueil de notre quartier fut —
jusqu'à l'été dernier — une marchande de
légumes, Nuncia, la personne la plus gaie du
monde et la plus belle de cet endroit, où le
soleil brille toujours quelques instants de
plus que dans les autres parties de la ville.
La fontaine reste aujourd'hui ce qu'elle fut
jadis (quoique plus jaune bien entendu) ;
elle attirera longtemps encore les regards des
étrangers par son aspect amusant — les
enfants de marbre dont l'artiste a composé
son groupe harmonieux, ne vieillissent pas
et ne se fatiguent pas en jouant.
La délicieuse Nuncia est morte dans la
rue, en dansant. Il est rare qu'on meure ainsi
et cela vaut la peine d'être conté.
292 COTTES D'ITALIE
Nuncia était une femme trop joyeuse, un
cœur trop bon pour pouvoir vivre en paix
avec son mari. Ce dernier ne pouvait com-
prendre cette nature sensible ; il criait, tem-
pêtait, jurait, sortait son couteau de sa poche
et Tenfonça même un jour dans les côtes
d'un admirateur de sa femme. Mais la police
n'aime guère les exercices de ce genre, Ste-
fano fut arrêté et mis en prison, où il resta
quelque temps. Libéré, il partit pour l'Argen-
tine : le changement d'air est un bon remède
pour les esprits trop excitables.
Nuncia devint donc veuve à vingt-trois
ans. Il lui restait sa fillette âgée de cinq ans,
deux ânes, un jardin potager et une petite
voiture. Une personne gaie n'a pas besoin,
pour vivre, de beaucoup de choses, et elle
était contente de son sort. Elle savait travail-
ler et beaucoup de gens ne demandaient qu'à
lui venir en aide. Et lorsqu'elle ne pouvait
payer en espèces sonnantes les services ren-
dus, elle les payait de son rire, de ses chan-
NUNCIA 293
sons ou d'autres dons encore, qui étaient, aux
yeux de beaucoup, plus précieux que l'argent.
Bien des femmes — et même plusieurs
hommes — n'approuvaient pas sa manière
de vivre, cependant Nuncia. était loyale. Non
seulement elle ne détournait jamais de leurs
devoirs les hommes mariés, mais souvent
elle les réconciliait avec leur femme. Elle
disait volontiers :
— Celui qui change d'amour ne sait pas
aimer.
Un jour, Arturo Lano, le pêcheur qui
étudia au séminaire pour devenir prêtre,
mais qui oublia et la soutane et le Paradis,
et s'égarait trop souvent dans des cabarets
et dans les lieux où l'on s'amuse, le gros
Arturo Lano, le maître chansonnier grivois,
lui déclara :
— Tu m'as tout l'air de croire que l'amour
est une science aussi compliquée que la
théologie ?
Elle lui répondit:
— J'ignore les sciences, mais je connais
par cœur toutes tes chansons.
294 covres d'italie
El à ce gros bonhomme, aussi rond qu'un
tonneau, elle chanta sur l'heure quelques-
uns de ses couplets les plus guillerets. Lui,
riait de tout son cœur, ses petits yeux intelli-
gents noyés dans la graisse rouge de ses
joues.
Et c'est ainsi qu'elle vivait, heureuse elle-
même, répandant la joie autour d'elle,
aimable envers tout le monde. Ses amies
finirent par se réconcilier avec elle, com-
prenant à la longue que le caractère de l'être
humain fait partie de ses os et de son sang,
se rappelant que les saints eux-mêmes ne
surent pas toujours se vaincre, que l'homme
enfin n'est pas un dieu et que ce n'est qu'à
Dieu qu'il faut rester fidèle.
Et, telle une étoile, Nuncia brilla durant
dix années dans son quartier, toujours con-
sidérée comme une beauté et une merveil-
leuse danseuse. Si elle avait été jeune fille,
on l'aurait certes élue reine du marché, car
aux yeux de tous, elle était réellement reine.
On la montrait même aux étrangers et plu-
sieurs d'entre eux demandaient à lui parler
NUNCIA 295
en tête-à-tête, ce qui la faisait rire comme
une folle :
— Mais dans quelle langue me parlera-
t-il, ce signor si soigneusement blanchi ?
disait-elle.
— Dans la langue des pièces d'or, nigaude
que tu es ! répliquaient les personnes sé-
rieuses.
Elle refusait :
— Aux étrangers je ne veux vendre que
de l'ail, des oignons et des tomates.
Parfois quelques amis insistaient :
— Un mois seulement, Nuncia, un seul
mois... sois complaisante pour ces étran-
gers... et tu seras riche. Réfléchis bien ;
n'oublie pas, tu as une fille à élever...
Elle hochait la tête :
— Non, je ne peux pas, j'aime mon corps
et je ne veux pas l'offenser. Je sais, il suf-
firait que je me donne une seule fois sans
amour pour perdre l'estime de moi-même.
— Mais tu ne te refuses pas à ceux qui te
demandent ?
— Oui, aux miens, et cela quand il me
plaît.
296 contes d'Italie
— Que veux-tu dire par ces mois : les
tiens ?
— Ceux qui me connaissent et qui me
comprennent.
Pourtant, elle eut une aventure avec un
étranger, un Anglais.
C'était un homme bizarre, taciturne, bien
que parlant parfaitement notre langue. En-
core jeune, il avait cependant des cheveux
gris et le visage balafré d'une cicatrice : la
figure d'un brigand et les yeux d'un saint.
Les uns affirmaient qu'il écrivait des livres,
les autres > — qu'il n'était qu'un joueur. Nun-
cia partit avec lui quelque part en Sicile et
revint fort amaigrie. L'homme ne devait pas
être riche, car elle ne rapporta ni cadeaux
ni argent. Et de nouveau elle recommença
ga vie parmi nous, comme auparavant, gaie,
agréable, la joie de tous.
*
* *
Mais voilà qu'un jour de fête, en sortant
del'église, quelqu'un s'exclama, étonné:
NUNCIA 297
— Tiens, cette petite Nina, c'est le por-
trait vivant de sa mère !
Et c'était clair, comme une journée de
mai : la fille de Nuncia — personne ne s'en
était aperçu jusqu'alors — rayonnait, aussi
belle, aussi séduisante que sa mère. Elle
n'avait que quatorze ans ; mais, grande,
les cheveux magnifiques, les yeux fiers, on
lui eût donné deux ou trois ans de plus et
c'était déjà une vraie femme. Nuncia, elle-
même, la regardant bien attentivement, en
fut comme bouleversée :
— Sainte Marie ! Est-il possible ! Vas-tu
être plus belle que moi, Nina?
La jeune fille répondit, en souriant:
— Non, mère, pas plus belle, mais aussi
belle que toi. Cela me suffît.
Et alors, une ombre de tristesse voila le
visage de Nuncia, et le soir elle dit à ses
amis:
— Voilà notre vie. A peine a-t-on eu le
temps de boire la moitié de la coupe, qu'une
autre main veut déjà la saisir.
Certes, au début, aucune rivalité n'exis-
298 contes d'italie
tait entre Nuncia et Nina. La fille gardait
toujours une attitude modeste et réservée,
observant le monde à travers ses cils, gar-
dant le silence en présence des hommes,
tandis que les yeux de la mère brillaient de
passion et que sa voix vibrante et chaude
provoquait le désir. Les hommes, auprès
d'elle, s'enflammaient comme les voiles
des barques lorsque le soleil se lève. Et
cette image n'a rien d'exagéré ; pour beau-
coup d'entre eux, Nuncia avait été le premier
rayon d'amour; et quand, élancée comme un
mât, elle passait dans la rue poussant sa bala-
deuse, égrenant les échos de sa voix par-
delà les maisons, les hommes la contem-
plaient silencieusement, le cœur débordant
de reconnaissance. Elle n'était pas moins
ravissante au marché, devant son étalage de
légumes aux couleurs vives ; pareille à une
vierge peinte par un glorieux maître sur le
fond blanc du mur d'un sanctuaire, elle se
tenait près de l'église Saint-Jacques, à gauche
du parvis. C'est à trois pas de là qu'elle
mourut.
NUNCIA
299
Parlant sans cesse, lançant à tous vents
ses plaisanteries, — étincelles de gaîté —
mêlées de rires et de chansons qu'elle con-
naissait pas milliers, elle se tenait là, debout,
tout éclatante. Elle connaissait à merveille
Fart de s'habiller. Sa beauté y gagnait, de
même que le bon vin paraît plus lumineux
et meilleur dans un verre de cristal. Car la
*
couleur ajoute toujours à l'odeur et au goût,
et mieux que tout au monde sait évoquer la
chanson : « Buvons pour donner à l'âme un
peu de sang du soleil. » Dieux ! le vin ! Les
rumeurs du monde et toute sa vanité ne vau-
draient pas le sabot d'un âne, si l'homme
n'avait la possibilité d'arroser son gosier d'un
bon verre de vin qui vivifie son âme autant
que la sainte communion ; remet, comme
elle, les péchés, enseigne aux humains à
pardonner et à aimer cette terre où, il faut le
dire, se commettent tant de vilaines actions.
Regardez le soleil à travers votre verre et le
vin vous contera des choses merveilleuses ! . . .
Nuncia aussi était debout au soleil, et au-
tour d'elle, allumait des désirs et des idées
300 CONTES d'italie
joyeuses. Personne ne veut passer inaperçu
en présence d'une belle femme et de là naît
le besoin de paraître sous un jour avan-
tageux. Et Nuncia a fait beaucoup de bien
en éveillant autour d'elle de multiples
ambitions et en développant le sens de la
vie. Le beau appelle toujours le désir du
mieux.
Près de la mère se tenait très souvent la
fille, modeste comme une nonne, silencieuse
comme un couteau dans sa gaine. Et les
hommes les regardaient longuement, les
comparaient et comprenaient que la vie doré-
navant allait devenir difficile à Nuncia.
Le temps passe peu à peu et, pareil aux
poussières dorées dans les rouges rayons du
soleil, les humains tourbillonnent dans le
temps. Nuncia fronce plus souvent ses épais
sourcils ; parfois, elle se mord la lèvre et elle
épie sa fille, comme un joueur qui s'efforce
de deviner quelles sont les cartes de son
adversaire.
NUNCIA 30i
Une année s'écoule, puis une autre ; la
fille rappelle toujours plus la mère et s'en
éloigne aussi toujours davantage. Tout le
inonde s'aperçoit que les garçons ne savent
plus à laquelle des deux ils doivent couler
des œillades caressantes. Et les amies, — les
amis et les amies se plaisent à retourner le
poignard dans la plaie, — les amies de-
mandent:
— Eh quoi, Nuncia, ta fille t'éclipse r
n'est-ce pas?
La mère répond en riant :
— On voit les grandes étoiles même
quand la lune brille . ..
Gomme mère, elle était fière de la beauté
de sa fille; comme femme, elle ne pouvait
pas ne pas être jalouse de cette jeunesse .
Nina s'était placée entre le soleil et sa mère
et celle-ci souffrait de vivre dans l'ombre.
Lano composa une nouvelle chansonnette r
dont le premier couplet était celui-ci :
Si j'étais homme,
Je voudrais que ma fille
Mît au monde une enfant aussi belle
Que celle que j'eus à son âge.
302 CONTES D 'ITALIE
Nuncia ne voulut pas chanter cette chan-
son. On assurait que Nina avait répété
maintes fois à sa mère :
■
— La vie nous serait plus facile si tu étais
plus raisonnable...
Vint un jour pourtant où la fille sans am-
biguïté s'exprima :
— Maman, tu m'empêches trop d'être
vue par les gens ; je ne suis plus une petite
fille ; je veux prendre ma part de la vie. Tu
as beaucoup vécu, et gaîment ; le moment
n'est-il pas venu où je dois vivre, moi aussi?
— Pourquoi parles-tu de la sorte? de-
manda la mère en baissant les yeux d'un
air coupable, car elle savait bien pourquoi
sa fille parlait ainsi : c'était à cause de Bor-
bone.
Enrico Borbone était allé en Australie ;
il avait exercé le métier de bûcheron dans
cette merveilleuse contrée où tous ceux qui
le désirent gagnent facilement beaucoup
d'argent. Revenu pour se chauffer au soleil
de sa patrie, il allait retourner là-bas, où il
vivait plus librement. Il avait trente-six
\
NUNCIA 303
ans. Robuste, joyeux et barbu, il composait
de belles histoires sur ses aventures et
son existence dans les forêts profondes.
Tout le monde pensait que c'étaient des
contes ; seules la mère et la fille avaient foi
en lui.
— Je vois que je plais à Enrico, répon-
dit Nina, et toi, tu t'amuses avec lui ; main-
tenant il ne pense plus à des choses sé-
rieuses, et c'est à mon désavantage...
— Je comprends, ditNuncia. C'est bien,
tu n'auras plus à te plaindre de ta mère à la
Madone...
Et cette femme, de plein gré, renonça
loyalement à l'homme qui — on le voyait
bien — lui plaisait plus que tous les autres.
Mais, on le sait, les victoires faciles
rendent les vainqueurs outrecuidants; et si,
de plus, le vainqueur est encore très jeune,
les choses ne tardent pas à tourner mal.
Nina se mit à parler de sa mère sur un
304 contes d'itaue
ton ironique, que rien d'ailleurs ne justi-
fiait. Et le jour de la Saint- Jacques, lors de
la fête de notre quartier, au moment où tous
étaient en liesse, et où Nuncia venait de
danser admirablement la tarentelle, sa fille
s'écria à haute voix :
— Ne crois-tu pas que tu danses trop ?
Cet exercice n'est peut-être plus de ton âge...
tu devrais faire attention à ton cœur main-
tenant.
Tous ceux qui entendirent ces paroles
insolentes, proférées cependant avec gen-
tillesse, en restèrent un instant muets.
Mais, furieuse, les mains appuyées sur ses
hanches d'un dessin si ferme, Nuncia releva
l'injure:
— Mon cœur ? C'est lui qui te préoccupe,
n'est-ce pas? Merci, fillette, merci ! Nous
verrons quel cœur est le plus fort, du tien
ou du mien !
Et après une minute de réflexion, elle
proposa :
— Nous allons courir toutes les deux
jusqu'à la fontaine et revenir ici, trois fois
fcuNciÀ 30S
-■■ •
de suite, sans nous reposer, cela va sans
dire...
Bien des gens trouvèrent ridicule cette
course de femmes. D'autres estimèrent que
c'était un scandale, une honte. Mais en gé-
néral, comme on avait du respect pour
Nuncia, on l'applaudit avec une gravité fa-
cétieuse, et Nina fut obligée d'accepter le défi
de sa mère.
Des juges furent choisis; on fixa les vi-
tesses extrêmes à atteindre et on régla avec
précision tous les détails, comme s'il se fût
agi d'une véritable course . Il y avait beau-
coup d'hommes et de femmes qui désiraient
sincèrement la victoire de la mère. Intérieu-
rement, ils bénissaient celle-ci et adressaient
des vœux à la Madone pour que Nuncia
triomphât.
Et voici la mère et la fille placées Tune à
côté de l'autre ; elles ne se regardent pas ;
un tambourin résonne avec un bruit sourd ;
les deux femmes se précipitent et s'envolent
le long de la rue jusque sur la place, comme
deux grands oiseaux blancs; la mare est
20
30é CONTES d*itàlie!
coiffée d'un fichu rouge, tandis que la tête
de la fille est recouverte d'une dentelle
bleue.
Immédiatement, on se rendit compte des
chances de chacune d'elles : la mère dépas-
sait la fille en agilité et en force. Nuncia
courait avec une telle aisance, une telle grâce,
qu'elle semblait portée par la terre comme ^
un enfant par sa mère. Des fenêtres et du
trottoir, on se mit à lancer des fleurs sous les
pas de Nuncia; on l'applaudissait, on lui
criait des paroles d'encouragement. Au bout
des deux premiers tours, elle était en avance
sur sa fille de plus de quatre minutes. Nina,
brisée, humiliée de son échec, haletante,
les larmes aux yeux, tomba sur les marches
du parvis, incapable de continuer.
Souple comme une chatte, Nuncia se
pencha sur elle en riant et les spectateurs
riaient aussi :
— Enfant, dit-elle, — et sa main robuste
caressait la tête échevelée de sa fille, — en-
fant, sache que le cœur le plus ardent au
plaisir, au travail et à l'amour, c'est le cœur
NUNCIA 307
de la femme éprouvée par la vie ; et on ne
connaît la vie que lorsqu'on a dépassé la
trentaine... Ne te chagrine pas, fillette!
Sans reprendre haleine, Nuncia voulut
danser encore la tarentelle :
r — Qui vient danser avec moi ?
Enrico sortit de la foule, enleva son cha-
peau et s'inclinant très bas devant cette
brave femme, garda longtemps la tête res-
pectueusement baissée.
Le tambourin se mit à tinter, à bourdon-
ner, à tonner. Et la danse frénétique se dé-
chaîna, enivrante comme un vin noir, vieux
et capiteux. Nuncia tourbillonnait ; ses mou-
vements étaient onduleux et souples, tels
ceux d'un serpent. Elle comprenait profon-
dément cette danse passionnée et c'était une
grande jouissance que de voir son beau corps
invincible vivre et jouer.
Elle dansa longtemps, avec différents par-
tenaires; la fatigue accablait les hommes,
mais Nuncia n'était toujours pas rassasiée et
il était près de minuit lorsqu'elle cria :
— Encore une fois, Enrico, la dernière.
308 contes d'italïe
Lentement, elle recommença avec lui. Ses
yeux se dilataient, rayonnants, caressants
et prometteurs. Mais soudain, avec un petit
cri, Nuncia battit des mains et tomba,
comme si on lui eût fauché les genoux.
Le médecin déclara qu'elle était morte
d'une rupture du cœur.
C'est bien probable...
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Avant-propos 5
Une Grève à Naples 7
A Gênes 16
Les Œillets .' 24
Le Naufragé 31
La Vendetta 45
En Chemin de fer 62
L'Amour materne) 72
La Mère du traître 89
La Mère du monstre 104
Justice populaire 117
La Mort de Giovanni Tuba 128
Le Bossu 137
L'Enfant dans la nuit 165
Les Adversaires 170
La Carte postale 183
L'Invincible ennemi 197
Rêve de bonheur 214
Veilles de fêtes 224
La Conversion 243
La Montagne vaincue 258
Sur l'eau 268
Nuncia 290
MAÇON, TROTAT FRERBS, IMPRIMEURS.
OrT25192T